Le déclin des populations d’abeilles : un dossier sensible dans lequel le monde agricole se retrouve bien souvent pointé du doigt, au risque d’oublier la multiplicité des phénomènes qui influent sur la santé des pollinisateurs, mais aussi les efforts d’adaptation initiés par la production. De fait, l’agriculture dispose d’un nombre important d’outils pour contribuer à la santé des précieux auxiliaires. Un peu partout, en Europe, les projets essaiment pour répondre à cet enjeu réel.
Au chapitre de la protection des plantes, la question des impacts (directs, différés, combinés) est au cœur de controverses, dans les médias, mais aussi du côté de l’évaluation scientifique. En attendant des approches futuristes qui demanderont du temps pour mûrir (produits plus ciblés, comme les insecticides à ARN, robots de désherbage…), une solution en période de floraison des cultures consiste à s’orienter sur l’activité de la ruche.
Or il n’est pas, bien sûr, toujours possible de traiter de nuit. Mais le butinage dépend de nombreux facteurs (heure, hygrométrie, vent, culture…). Là encore, la recherche travaille à mieux comprendre les interactions de différents paramètres. Dans le même temps, des technologies se développent pour mieux appréhender et documenter les risques, à l’image des « ruches connectées ».
Valider les bonnes pratiques
En France, Vincent Henne en a installé trois sur sa ferme. « La surveillance des abeilles, c’est avant tout un moyen de s’assurer de nos bonnes pratiques », indique ce jeune exploitant d’Heudicourt, en blé, betteraves sucrières, lin fibres, escourgeon, colza et légumineuses sur 135 ha. Les ruches sont équipées de balances, directement reliées à l’ordinateur de la ferme, pour étudier les dynamiques des colonies.
Les abeilles se trouvent au bord d’une jachère mellifère d’un hectare, entre les parcelles de colza. L’année 2021, pluvieuse, semblait peu favorable à leur activité. « Pourtant, le poids moyen de nos ruches a augmenté jusqu’à un poids global de 35 kilos. »
La surveillance des abeilles, c’est avant tout un moyen de s’assurer de nos bonnes pratiques.
Vincent Henne
Les colzas envahis de méligèthes ont reçu une application fin mars 2021, avec un produit appliqué en début de soirée. En contrôlant les cuvettes jaunes dans les parcelles, et le poids des ruches, le Vincent Henne a été rassuré : il n’a constaté aucune mortalité de ses abeilles. « J’ai ainsi vérifié que mes pratiques n’avaient pas d’effet sur l’activité des ruches. »
Renouer le lien
En Île-de-France, un projet similaire a été initié en 2019. « Le but est de renouer le lien sociétal en expliquant les interactions réelles entre agriculture et apiculture, tout en favorisant une production locale de miel », pointe Elisa Despiney de la FDSEA Île-de-France, qui travaille en lien avec la Chambre d’agriculture. Vingt balances connectées ont été mises en place. Devenues de véritables OAD, elles permettent de caler les pratiques agricoles sur le rythme de l’abeille. Le réseau d’agriculteurs et d’apiculteurs continue à se construire, enregistrant de bonnes miellées au printemps dernier.
« Nous nous sommes rendu compte que le colza et le tournesol sont des cultures majeures pour l’alimentation des pollinisateurs », note Nicolas Cerrutti, chargé d’études sur la biodiversité fonctionnelle à l’institut Terres Inovia, qui a fourni les balances connectées de Vincent Henne. « Dans certaines plaines, les abeilles s’alimentent majoritairement grâce au colza en début de saison. » Des comparaisons ont été effectuées entre des secteurs aux surfaces de colza variables. « Nous avons constaté en 2021 que le poids des ruches pouvait avoir des gains significatifs. »
Des mélanges adaptés
Les facteurs qui déterminent la santé des abeilles sont nombreux (météo, présence de parasites : varroa, fausse teigne…). Mais la première variable d’ajustement, et celle sur laquelle l’agriculture peut sans doute avoir le plus gros impact, reste l’abondance de la ressource florale. Là où les cultures ne suffisent pas en variété nutritive ou dans la durée (périodes de disette entre les floraisons), les aménagements hors des parcelles en production peuvent combler le déficit. Avec l’aide au verdissement, cette pratique s’est largement développée en Europe, mais l’obstacle du coût subsiste pour les mélanges floraux plus diversifiés et régionalisés, plus intéressants pour les pollinisateurs.
En Suède, un programme de la Société d’économie rurale et d’agriculture (SREAS) mobilise actuellement quelque 700 exploitants pour la mise en place de jachères et de bandes fleuries. « L’initiative vient du secteur lui-même et non d’une obligation imposée par les autorités réglementaires, ce qui fait la force du projet », décrit Mattias Hammarstedt, agronome et conseiller au bureau régional de la SREAS, lui-même producteur sur 145 ha. Le programme met à disposition des agriculteurs deux mélanges de semences gratuits ou à prix réduit, l’un annuel (phacélie dentelée, sarrasin, trèfle de Perse, trèfle violet, tournesol), l’autre pérenne avec un semis pour six ans (phacélie dentelée, sarrasin, mélilot, trèfle rouge, trèfle blanc, carvi, lotier corniculé.)
Nous voulons faire comprendre au grand public que les agriculteurs se sentent concernés.
Mattias Hammarstedt
Ils sont composés pour attirer différents types de pollinisateurs : bourdons et autres abeilles sauvages, mouches, papillons… mais aussi pour offrir une floraison aussi longue que possible. « Selon certaines études, la diminution des populations de bourdons est le problème le plus aigu en Suède. Encore faut-il tenir compte des différentes espèces de bourdons, à langue courte ou longue, qui ont besoin de différents types de fleurs pour accéder au nectar. »
Une meilleure image
Au total, la zone semée atteint une longueur cumulée de 800 kilomètres. L’idée initiale était de constituer un corridor écologique ininterrompu. « Mais les recherches ont montré qu’il est préférable d’étaler les zones : les bandes, mais aussi les jachères qui fournissent nourriture et habitats. Car les bourdons ne volent qu’à quelques centaines de mètres de leurs nids. »
Si la plupart des participants rejoignent le programme par souci écologique, « les agriculteurs qui cultivent du colza en bénéficient bien entendu. Certains participants ont aussi des vergers. » Autre bénéfice : une réponse du public et des médias très positive. « Au-delà de l’objectif principal, qui est d’accroître la biodiversité et de générer des ressources alimentaires pour les pollinisateurs, il s’agit aussi de faire comprendre que nous ne sommes pas le problème, mais que nous pouvons contribuer à la solution de nombreux défis environnementaux. »
Du sorgho en culture associée
L’autre piste consiste à accroître la diversité florale dans les parcelles elles-mêmes, ce qui peut passer par un enrichissement des rotations, à la fois par les cultures ou par l’implantation de couverts. Selon l’Institut de l’abeille, les Cultures Intermédiaires Mellifères peuvent ainsi apporter jusqu’à 80 % du volume pollinique, améliorant la santé de la colonie grâce au meilleur profil nutritif du pollen.
La sélection variétale fournira d’autres outils. La baisse du potentiel nectarifère observée chez le tournesol pourrait être liée à la sélection de génotypes plus résistants au stress hydrique, selon une étude de Nicolas Cerrutti et Célia Pontet de Terres Inovia ; partant de là, des variétés sélectionnées sur des critères de potentiel mellifère pourraient être semées de façon ciblée à proximité des ruchers pour améliorer la ressource en nectar.
En Allemagne, le projet SoBinEn vise à enrichir l’offre florale de parcelles à vocation énergétique. Lancés en avril 2020, ces essais misent sur les cultures associées pour une amélioration qualitative et quantitative du bol alimentaire des pollinisateurs.
Plusieurs associations ont donné un rendement en biomasse statistiquement égal au sorgho seul.
Steffen Windpassinger
Ici, la culture concernée est une variété de sorgho de méthanisation (bicolor Dualtyp), dont le pollen affiche un profil nutritif intéressant pour les abeilles. Reste la question de l’approvisionnement en nectar. « Nous avons mis en place des tests associant le sorgho à différentes plantes compagnes », explique Steffen Windpassinger, de l’université Justus Liebig. « Il s’agit dans un cas d’associations semées et récoltées ensemble, dans l’autre d’un semis sous couvert. » Les premiers résultats montrent que la culture énergétique ne pâtit pas de cette association. « Plusieurs associations ont donné un rendement en biomasse statistiquement égal au sorgho seul. »
Le butinage profite au pouvoir méthanogène
« Avec la bonne température et suffisamment d’eau, le sorgho est principalement autogame et n’a pas besoin d’insectes pour avoir une croissance complète du grain. En revanche, nous avons déjà constaté que le butinage peut contribuer à stabiliser le rendement en situation de stress. » Il s’agit en l’occurrence du ratio grain/biomasse, qui conditionne le pouvoir méthanogène de la récolte. « Nous faisons l’hypothèse que les plantes compagnes attirent les abeilles, qui visitent alors également le sorgho. » Cette hypothèse fera l’objet d’analyses complémentaires au fur et à mesure de l’avancement du projet.
Windpassinger, spécialiste en sélection du sorgho, étudie également les caractéristiques phénotypiques des plantes pour isoler celles plus adaptées aux cultures associées. « L’objectif est de préserver la ressource en lumière et en eau des espèces nectarifères sous le sorgho. C’est pourquoi nous les évaluons sur des critères de port de feuille vertical, d’enracinement vertical, et de faible tendance au tallage. Nous cherchons aussi à définir la densité de semis optimale. »
Compléter les rotations
Reinhold Siede, de l’institut de l’abeille de Kirchhain, étudie quant à lui l’efficacité du système vis-à-vis des besoins alimentaires des abeilles. « Sans disposer de chiffres définitifs pour le moment, on peut noter que le potentiel nectarifère de certaines associations s’est déjà nettement confirmé. » Au moyen d’analyses de pollen, le scientifique détermine quels mélanges sont les plus attractifs.
Outre-Rhin, 8 % des surfaces sont couvertes par des cultures de méthanisation. « Il ne s’agit pas de supplanter le maïs, mais de le compléter. Mais il est clair qu’avec de telles surfaces, il y a une opportunité pour les pollinisateurs, à condition que ces approches soient mises en pratique à une échelle suffisante, et non comme des systèmes de niche. L’objectif à viser est l’allongement des rotations. La biodiversité en tirera profit, et donc les abeilles. »