Chacun connaît l’histoire : ici, c’est un nouveau bâtiment qui ne verra pas le jour suite à une plainte, là, un atelier déjà en production fermé pour cause de nuisances. Ailleurs encore, un agriculteur sera lui-même victime de dégradations sur ses terres. Sur fond de montée des conflits d’usages, le vivre-ensemble à la campagne fait débat.
L’implantation de néoruraux, problématique ancienne, n’explique pas à elle seule les malaises qui montent et les incompréhensions qui s’installent. Car c’est aussi dans la population historiquement rurale que l’image de l’agriculture change, et que la relation consommateur-producteur évolue.
"Le Sillon" a sélectionné pour vous des initiatives nées en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Leur point commun : créer du lien et désamorcer les tensions dans les communautés rurales.Communiquer
« Nos voisins d’aujourd’hui ne savent pas grand chose des pratiques et du calendrier agricole », observe Knud Grell, éleveur à Duvensee dans le Nord de l’Allemagne. « C’était différent à l’époque de mes grands-parents. » Et d’ajouter que cette méconnaissance des méthodes de production est de plus en plus souvent source de conflits outre Rhin.
Avec 500 laitières en plein centre du village, la ferme des Grells a fait l’objet de plaintes à répétition ces dernières années, culminant lors d’une action en justice qui a stoppé la construction d’un bâtiment en 2015. Suite à cette déconvenue, la famille a pris le taureau par les cornes et s’est décidée à repolir son image dans la région, avec le soutien d’une agence marketing.
Rénovation de la ferme côté rue, création d’un site web, d’une page facebook et d’un clip youtube – les Grells s’investissent pleinement dans le projet. « Mais la mesure la plus efficace a aussi été la plus simple », raconte Knud. « Sur les conseils de l’agence, nous avons commencé à écrire aux voisins pour les informer des activités à venir : récolte de la paille, transport du maïs… Une lettre est rapidement faite, plus personnelle qu’un e-mail, et plus souvent ouverte. »
Chaque lettre se clot sur une invitation à prendre contact en cas de questions. Elles seront nombreuses et permettront d’ouvrir le dialogue. « L’initiative a eu un écho très positif. Conséquence, nous sommes moins isolés dans le village et les particuliers à l’origine de litiges sont plus prudents. »
Informer
En France, des circonstances difficiles ont poussé Bastien Hennequez à développer un concept pédagogique simple et efficace à destination du voisinage. À Arnières-sur-Iton (Eure), il cultive 155 ha, dont 35 de prairies avec un petit atelier bovin. Situées à deux kilomètres d’Évreux, ses surfaces sont traversées par un chemin de randonnée et bordées de lotissements.
« J’ai eu des soucis dès l’installation en 2015 : des enfants qui jouaient avec les pièges à insectes, des chevaux dans les jachères, des motos, des quads et des déchets dans les champs… » Mais l’agriculteur relativise : « Ça restait des problèmes mineurs. »
Jusqu’au printemps 2017 : sur une prairie jouxtant un terrain communal, des fêtards courent après les animaux au milieu de la nuit et se photographient avec une vache en train de vêler. Le veau ne survivra pas. Après avoir cherché en vain le dialogue, l’agriculteur a pris l’initiative de planter des panneaux d’information le long des champs, car selon lui « le problème tient au manque de sensibilisation des urbains venus vivre à la campagne. »
Il en a conçu trois séries : « Une, pour les enfants, sur les plantes et leurs débouchés, expliquant que le blé qui pousse derrière le panneau sert à faire du pain, le colza de l’huile, le lin des vêtements… » Une autre plus technique à destination des parents, sur le calendrier des cultures, le pourquoi des mesures phytosanitaires, le timing crucial de la moisson. Enfin, une série sur les comportements à éviter, « pour rappeler que le champ est une propriété privée et que les animaux ne sont pas des jouets. »
La dotation du prix "Better Idea" de Bayer a permis de financer la création des panneaux, qui seront mis à disposition d’autres producteurs début 2019 sur demande. Pour contacter Bastien Hennequez : JA de l’Eure
Dialoguer
Passer du temps ensemble : c’est tout le sens des journées "fermes ouvertes", véritable institution au Royaume-Uni. Abi Reader, agricultrice à Glamorgan, témoigne ainsi avoir accueilli 3 000 visiteurs depuis 2014 dans le cadre des "open farm sundays". Les agriculteurs voisins ne manquent jamais à l’appel pour des démonstrations de tonte de moutons ou des exposés sur leurs méthodes d’élevage : « Je suis toujours surprise de voir combien sont prêts à aider. Ces journées créent un sens de la communauté dans le village. »
Toujours au Royaume-Uni, l’éleveur George Brown convie tout son village à une grande fête une fois par an. Il abat quelques animaux, organise une buvette et un feu d’artifice. « Nous en profitons pour faire visiter les bâtiments », souligne George Brown, pour qui l’événement a une portée éducative. « Jouer la transparence permet d’éviter les conflits. Il est utile d’avoir les gens de son côté, par exemple au moment de demander un permis de construire. »
Jouer la transparence permet d’éviter les conflits.
George Brown
En France, le département de l’Orne organise à destination des habitants ruraux des "rando-fermes" traversant plusieurs exploitations. « Un des objectifs est d’échanger sur les pratiques, de montrer les réalités de la relation à l’animal, de la réduction des intrants – tous les sujets qui fâchent », détaille Violaine Lasseur de la chambre d’agriculture.
Les producteurs participants sont bien préparés : ils s’entraînent à débattre, doivent repérer les arguments pour et contre et tenter d’envisager les questions à travers les yeux du consommateur. Sur place, des animations sont utilisées pour stimuler le dialogue, notamment des saynètes théâtrales. « Un agriculteur et un "randonneur" doivent improviser un échange sur un thème donné, par exemple bio contre conventionnel. Le côté ludique permet de dédramatiser les sujets sensibles, mais cela reste un vrai dialogue qui révèle la complexité des questions. Ici, par exemple, la diversité des systèmes. »
Une initiative similaire, cette fois aux Pays-Bas : le circuit du "hutspot", en référence à un plat néerlandais très populaire à base de légumes et saucisses. L’accent y est mis sur le thème de la traçabilité. Lors de ce circuit à vélo, les participants collectent d’une ferme à l’autre les ingrédients nécessaires à la recette. L’événement attire des centaines de cyclistes, qui doivent visiter au moins quatre exploitations pour pouvoir concocter le ragoût. L’occasion pour les producteurs d’échanger avec le consommateur final, toujours attentif lorsqu’il s’agit du contenu son assiette.
Coopérer
En Espagne, mobiliser le village lors de la récolte ou des vendanges est une pratique séculaire. Elle perdure en Galice, pour la récolte des pommes de terre : amis, famille et voisins participent aux travaux de manutention, et ne sont pas considérés comme saisonniers par le code du travail en vertu d’une clause "d’amitié et de bon voisinage". « Ici, la tradition est d’aider sur les terres agricoles », témoigne José Ramón González, agriculteur. Un « code de bon voisinage » non écrit et ancestral.
Simple coup de main à la ferme ou chez le particulier, investissement partagé dans une production énergétique, ou mise en place d’une filière locale – le travail fait en commun recrée un sens de la communauté rurale. Parfois, c’est la ferme qui est le projet, comme dans le cas de l’initiative néerlandaise "Herenboeren". Celle-ci a permis la création d’une ferme communautaire financée à hauteur de 2 000 euros par foyer, plus environ 500 € de charges annuelles.
Les 200 participants reçoivent 17 kg de viande par personne et par an, et quantité de fruits et légumes. Deux cueillettes collectives ont lieu chaque semaine. Dans les périodes intenses, les voisins aident l’exploitant à planter ou récolter. Le concept a fait des émules ailleurs dans le pays. « Nous espérons que ce sera le point de départ d’un nouveau mouvement, qui pourrait rendre l’agriculture plus rentable et durable », formule Douwe Korting, initiateur du projet.
Ici, la tradition est d’aider sur les terres agricoles.
José Ramón González
En France, suite à des épisodes de pollution, la commune jurassienne de Lons-le-Saunier (17 000 hab.) encourage depuis les années 90 les conversions en bio dans ses zones de captage par des conventions, puis la mise en place de débouchés dans les cantines municipales.
« En zone périurbaine, il y a des inquiétudes sanitaires et une attention forte des particuliers sur les pratiques. Mais si les gens veulent certains types de systèmes à côté de chez eux, il faut aussi pouvoir offrir des perspectives économiques rentables aux agriculteurs », raisonne Romain Mouillot, converti en 2015. Les producteurs ayant sauté le pas en sortent gagnants. En plus d’offrir à R. Mouillot des débouchés pour son atelier viande bovine, la ville accompagne un projet de diversification en pâtes bio par du conseil et un rôle d’intermédiaire, en vue de la création d’une filière.
S’adapter
Qui dit dialogue, dit aussi volonté de compromis. Les questions de voisinage pèseront sans doute de plus en plus dans les choix techniques et d’organisation. Beaucoup adaptent déjà leurs pratiques, certains s’engagent à plus large échelle et le font savoir.
« La population est moins prête à accepter un statut spécial pour l’agriculture », constate Julia Guttulsröd, de l’association d’ETA allemande BLU (Bundesverband Lohnunternehmen). BLU a lancé un plan en dix points à destination de ses membres et de leurs clients. Les mesures ciblent en premier lieu la conduite : restriction de la vitesse dans les villages, réflexion sur des itinéraires moins générateurs de nuisances… La réduction du bruit lors de travaux nocturnes ou en week-end est un autre aspect.
« Même si cette évolution des pratiques ne présente pas d’avantage économique a priori, une bonne image et une "coexistence pacifique" améliorent l’efficacité du travail. Les employés sont plus motivés, s’identifient davantage avec l’entreprise et partant de là sont plus méticuleux. Les clients et les ruraux sont aussi plus compréhensifs et offrent davantage de soutien en cas de circonstances exceptionnelles. »
Aux Pays-Bas, Sjaak et Henri Huetink, producteurs de bulbes de lys, ont repensé leurs pratiques à titre préventif. Leurs ouvriers ont des consignes strictes et cessent de traiter dès qu’un promeneur est en vue. Les terres éloignées des habitations sont prises en bail en priorité, et en cas de proximité avec des maisons, les frères s’imposent des bordures de champ plus larges que celles dictées par les contraintes réglementaires. Ils vont jusqu’à donner aux riverains le choix entre une bande de maïs ou de fleurs de dix mètres de large.
« Nous ne pouvons pas toujours ajourner un traitement juste parce que les conditions sont défavorables, explique Henri Huetink. Mais en voyant les fleurs et les insectes, les gens nous disent littéralement : ça ne peut pas être si dangereux, ce que vous pulvérisez. » Face aux critiques des collègues qui s’inquiètent de voir grandir les exigences des riverains, les frères Huetink en appellent au pragmatisme. « Il faut être proactif, sinon cela débouchera sur plus de régulation. Notre expérience est que, aujourd’hui, les gens nous disent 90 % du temps : faites ce que vous avez à faire, nous vous faisons confiance. »