La carte est déployée sur la table. Les parcelles y figurent en rouge, vert et blanc. « En rouge, ce sont les zones humides, explique Cees de Jong. Ici, en blanc, c’est une parcelle où j’ai semé du maïs, et au fond, du blé d’hiver, pour que les oiseaux puissent nicher sur des surfaces nues, comme ils aiment le faire. Au moment où les œufs éclosent, le blé a déjà germé et les petits sont protégés par les plantes. Ils grandissent en même temps qu’elles. »
Cees de Jong, producteur laitier à Hoogblokland, Pays-Bas, est assis devant cette carte qui montre ses terres. Les bandes colorées sont parsemées de petits cercles tracés au stylo. « Trente-sept en tout, dit fièrement l’éleveur. Ce sont les nids découverts par les bénévoles. Et c’est sans compter les 20 % de terres classées comme zone de protection intensive. Nous ne cherchons pas les nids dans ces parcelles-là. » De Jong, à la tête d’une exploitation de 120 vaches avec une moyenne de plus de 14 000 l par lactation, a réalisé le deuxième plus gros rendement du pays en 2018 selon le contrôle laitier néerlandais.
La gestion des milieux naturels sur les surfaces agricoles ne peut pas se faire depuis un bureau.
Cees De Jong
Son exemple montre bien que la gestion des milieux naturels n’est pas l’apanage des petites exploitations. Cees de Jong applique différentes méthodes de préservation de la faune aviaire, notamment l’implantation de zones humides et celles de zones de protection intensive où la coupe est parfois repoussée jusqu’au 15 juin. « Certes, on pourrait dire : il y a une perte de revenu sur la qualité de l’herbe qui est bien inférieure à celle fauchée au printemps. Mais d’un autre côté, je sais comment la valoriser. »
L’herbe est récoltée en foin et il lui faut cinq à six jours de temps sec pour atteindre la qualité recherchée. Même après le 15 juin, dans sa région des Pays-Bas, Cees de Jong doit parfois s’armer de patience : l’an passé, il n’a pu commencer à récolter que le 10 août. « Ça vaut la peine d’attendre. Les vaches ont besoin d’autant d’énergie que de protéines. Je réserve le foin aux vaches taries, mais je l’utilise aussi en mélange avec de l’ensilage pour celles en production. Les deux sources sont complémentaires. Si je ne produisais pas de foin, il faudrait en acheter. La gestion des populations d’oiseaux de prairie sur mes parcelles a donc un impact positif sur mon activité. »
Subventions
Environ 50 millions d’euros d’aides ont été distribués en 2019 aux Pays-Bas pour financer la gestion des milieux naturels sur des terres agricoles. Bruxelles contribue en large part à ces subventions, dans le cadre de la directive néerlandaise sur la gestion des milieux et paysages naturels dans l’environnement agricole (ANLb). Une place importante y est accordée à la préservation des oiseaux des champs.
À titre d’exemple, un agriculteur qui crée une zone humide et la maintient inondée du 15 février au 15 juin se voit attribuer 1 981,43 €/an. Les prairies laissées en repos du 1er avril au 15 juin pour protéger les nids débloquent 531,75 €/ha. Le paiement pour une prairie en pâturage extensif destinée à accueillir des espèces aviaires est quant à lui de 495,04 €/ha. De Jong touche également 20 000 € annuels pour compenser sa perte de revenus. « Cet argent est nécessaire. Je mets 16 hectares à disposition pour ce projet. »
Des mesures efficaces
Jusqu’en 2016, le gouvernement néerlandais accordait des fonds pour la préservation et le développement des zones et des paysages naturels (agricoles) via un dispositif de subvention de la nature et des paysages. Environ 40 formules étaient proposées avec une compensation spécifique pour chacune. Le système a montré ses limites : au final, moins de la moitié des sommes allouées étaient effectivement injectées dans la gestion des milieux, le reste partant en coûts administratifs.
À l’époque, Cees De Jong était à la tête de l’association agricole de préservation de la nature "Den Haneker". « Je savais que nous, les agriculteurs, pouvions coordonner les efforts de préservation de manière bien plus efficace que le gouvernement. La gestion des milieux naturels sur les surfaces agricoles ne peut pas se faire depuis un bureau. Les organismes gouvernementaux sont trop occupés à analyser des rapports et à cocher des cases. Ils perdent toute flexibilité. La démarche ne peut être organisée correctement qu’au niveau local, avec des collectifs situés sur place. »
L’association a rapidement développé un plan visant à faire passer le pourcentage de fonds effectivement utilisés pour la préservation de moins de 50 % à 84 %. Convaincre les pouvoirs publics a été plus difficile. « Mais ils ont fini par se rendre compte qu’il était préférable de confier la responsabilité du projet à une organisation locale, explique De Jong. Tout le monde est gagnant. Le gouvernement est sous pression compte tenu de la liste rouge des espèces protégées en Europe qui ne cesse de s’allonger. Or nous, nous avons les moyens de nous attaquer à ce problème. »
Ces démarches ont conduit à la création du collectif agricole Alblasserwaard/Vijfheerenlanden. La même année, en 2016, les réglementations du SNL ont été intégrées à l’ANLb, qui relève de la responsabilité des collectifs agricoles. « Nous simplifions l’intégration de la gestion des milieux naturels aux activités agricoles. Le défi que nous devons relever en permanence, en tant qu’éleveurs, est de disposer d’assez de stock pendant l’hiver pour produire du lait, tout en protégeant les oiseaux des champs », poursuit De Jong.
Dans les gènes
Avec 300 laitières en production et 150 élèves, Louis de Groot, basé à Giessenburg, rentre dans la catégorie des grands éleveurs aux Pays-Bas. Quand il a commencé à s’intéresser au contrôle des populations d’oiseaux de prairie, il y a environ 15 ans, le nombre des nids présents sur ses parcelles se comptait sur les doigts d’une main. Il en recense désormais 140 à 150 par an sur ses 170 hectares en herbe. « C’est déjà un bon résultat. Ça nous encourage à poursuivre nos efforts. »
Il installe des protecteurs de nids avant l’épandage, réalisé sans tonne avec un tuyau souple. « Avant de se lancer dans la protection des oiseaux de prairie, il faut être prêt à changer sa manière de travailler. Au printemps, j’appelle un bénévole qui vient ici chaque année. Il vérifie l’emplacement des nids. S’il ne trouve pas d’oiseaux, la voie est libre pour travailler. Lorsqu’il en trouve, il enfonce un piquet dans le sol. Ainsi, pendant la récolte, j’évite les piquets. Je ne repasse dans ces zones que trois semaines plus tard. Bien sûr, c’est du travail en plus, mais quand je vois les résultats, je le fais avec plaisir. » Lui aussi repousse la date de la fauche sur une partie de ses surfaces.
Pour Cees De Jong, le fait que les agriculteurs soient prêts à consacrer autant de temps et d’efforts à un projet à vocation écologique est « révélateur ». Sur les 600 à 700 agriculteurs de la région, 300 sont membres du collectif. En deux ans, le nombre de zones humides est passé de 4 à 103. « C’est d’autant plus impressionnant que le prix des terres dans la région tourne autour de 70 000 € l’hectare ! » (Pour référence, la moyenne nationale était de 63 000 €/ha en 2016 ; c’est aux Pays-Bas que la valeur des terres est la plus élevée en Europe.) « Mais ça fait partie de notre ADN : nous estimons que nos responsabilités vont au-delà de la production de lait. »
Population stable
Rokus Lakerveld partage cette philosophie. Depuis 2013, il est associé avec un autre éleveur laitier biologique, à Noordeloos. L’exploitation compte 130 laitières et 120 jeunes sur 200 hectares. Le soin apporté à la protection du milieu naturel est un de ses traits distinctifs. « Nous avons des zones humides, des fossés de drainage et des prairies multi-espèces », indique Lakerveld. 35 hectares d’herbe sont aussi réservés à une récolte tardive. « Évidemment, ça fait quelque chose quand on voit que les voisins ont commencé à faucher… Cette démarche donne un fourrage de qualité inférieure, mais nous le savions dès le départ. »
Son associé a commencé à croiser des vaches de race Blaarkop il y a dix ans. La production moyenne de l’exploitation est 6 000 litres/vache/an. « La perte de revenus est compensée par les subventions », explique-t-il. « Nous essayons d’ajuster au plus précis la production de fourrage grossier pour acheter le moins de concentré possible. »
Ces efforts payent. Malgré un déclin des populations d’oiseaux à l’échelle des Pays-Bas, les chiffres sont stables dans la région depuis plusieurs années. « Depuis que nous ne rentrons plus les vaches pour la nuit, nous profitons du chant des oiseaux lorsqu’on va chercher les bêtes tous les matins. Ils ont parfaitement leur place dans les prairies de la région. »