Les bâtiments de la station d’expérimentation portent la marque du temps. Au mur, un portrait en noir et blanc de son fondateur le professeur Julius Kühn, mort en 1910, veille sur l’actuel institut de recherche fédéral pour les productions végétales (JKI), baptisé en son honneur en 2008.
Julius Kühn avait acheté ce terrain, encore éloigné de la ville à l’époque, pour que ses étudiants en agronomie puissent mettre la théorie en pratique. Des étudiants venus de toute l’Europe partageaient leur temps entre les locaux de l’université et les essais au champ. Une méthode d’apprentissage encore inédite dans le monde de l’agronomie au milieu du XIXe siècle.
Julius Kühn imaginait-il, en semant ce seigle sur 6 000 m2, que l’expérience se poursuivrait jusqu’au XXIe siècle ? Les parcelles ont survécu à la Première Guerre mondiale, au troisième Reich, à la Seconde Guerre mondiale et à la réunification allemande… La céréale pousse sans interruption au même endroit depuis une durée incroyable de 142 ans. C’est pourquoi cet essai, dans le monde de la recherche agronomique allemande, est connu sous le nom « culture de seigle perpétuelle ».
Essai à très long terme
Helmut Eißner, directeur de ce site de 37 ha depuis 2001, emprunte un chemin étroit que son illustre prédécesseur a sans doute parcouru régulièrement au milieu du XIXe siècle. À quelques centaines de mètres à peine, aux abords de la parcelle, on aperçoit la grande gare de marchandises de Halle-sur-Saale. Après un court trajet à pied, il arrive devant le deuxième plus vieux site d’essai cultural à long terme du monde. Seul l’institut de recherche Rothamsted Research, au nord de Londres en Grande-Bretagne, peut se vanter d’avoir un essai encore plus ancien.
« Nous avons ici cinq types de fertilisation organique et minérale et une surface sans apports d’engrais », explique Eißner. Début mars, alors que le seigle d’hiver est encore peu développé, les différences d’une bande à l’autre sont déjà bien nettes.
Si nous voulons maintenir l’agriculture en Allemagne, il faut corriger les erreurs du passé. Nous pouvons sauver les sols, à condition de ne pas les détériorer davantage.
Dr Helmut Eißner
À elles seules, les données de rendement et les échantillons de sol en disent long sur les changements écologiques à l’œuvre au cours de ces 142 années. En corrélant les volumes récoltés aux données climatiques, cette expérimentation fournit des indications précieuses sur l’interdépendance entre le sol, les plantes et l’atmosphère.
Le lien entre les valeurs nutritionnelles des plantes et les taux de nutriments dans le sol a été documenté pendant très longtemps, même si ce n’est plus le cas aujourd’hui, explique Helmut Eißner. Ici, le visiteur, même s’il n’est pas un chercheur lui-même, prend vite conscience de l’importance de cette station expérimentale. Il s’agit d’un témoin unique de l’histoire des cultures, qui bénéficie depuis 2007 d’un statut protégé dans la région allemande de Saxe-Anhalt.
Malgré tout, les moyens financiers manquent pour poursuivre les recherches dans de bonnes conditions. Il n’est pas toujours aisé trouver un terrain d’entente entre scientifiques et décideurs politiques… mais il faut s’estimer heureux que l’essai se maintienne, admet Helmut Eißner, dont la direction de ce centre vient couronner la carrière scientifique. Auteur d’une thèse de doctorat sur la culture du soja à l’Institut tropical de Leipzig dans les années 80, Eißner a travaillé à Cuba sur d’autres essais de terrain à long terme, puis dans les années 90 au Nicaragua.
Le sol a la mémoire longue
« Toutes les pratiques qui affectent le sol affectent aussi la récolte. » Même après un siècle et demi de monoculture, la surface n’ayant jamais été fertilisée donne toujours un rendement (projeté) de 1,5 à 1,7 t/ha. « Le choix d’utiliser des engrais organiques ou minéraux n’affecte pas réellement le sol, mais pendant les années sèches, les rendements obtenus avec un apport de fumier étaient plus élevés, car l’augmentation du taux de matière organique améliore aussi la capacité de rétention d’eau. »
La comparaison directe entre la parcelle non fertilisée et une parcelle où du fumier a été épandu de 1893 à 1953 (mais plus depuis) est particulièrement significative. Bien qu’aucun engrais organique n’y ait été apporté depuis près de 70 ans, on peut encore mesurer la différence : « Depuis des années, son rendement est supérieur de 0,5 t/ha à celui de la parcelle n’ayant jamais été fertilisée », explique Helmut Eißner. « Le sol a vraiment la mémoire longue. »
Selon lui, les générations à venir devront faire face aux conséquences de l’utilisation actuelle des sols. « Avec cet essai, j’ai pris la mesure de la responsabilité que nous avons vis à vis des sols. » Les terres dégradées sont-ils récupérables ? « Nous n’avons pas le choix, pas d’alternative. Si nous voulons maintenir l’agriculture en Allemagne, il faut corriger les erreurs du passé. Nous pouvons sauver les sols, à condition de ne pas les détériorer davantage. »
Des orientations pour l’avenir
Personne ne le contredira – le maintien, voire l’extension d’essais similaires est souhaitable et même sans doute indispensable pour fournir des pistes à l’agriculture de demain. Reste que cette « culture du seigle perpétuelle », grâce à la masse de données récoltées au fil des décennies, possède une valeur scientifique inestimable pour aborder la question du changement climatique et de ses effets sur la production agricole.
« Être productif de manière durable »
Entretien avec Helmut Eißner, directeur de la station de recherche et d’expérimentation de l’université de Halle-sur-Saale en Allemagne
Le Sillon : Selon vous, l’essai de longue durée « Culture perpétuelle de seigle » existera-t-il encore en 2050 ?
Helmut Eißner : J’en suis convaincu. En revanche je ne suis pas sûr que nos autres essais de fertilisation de longue durée se maintiendront. Si c’est le cas, ce sera probablement comme expérimentations en semis direct sans travail du sol afin d’éviter l’érosion.
Quelles conséquences les chercheurs pourront-ils tirer de l’essai « Seigle perpétuel », du point de vue du réchauffement climatique ?
Le seigle, plante en C3, est un bon indicateur de l’augmentation des concentrations de CO2 dans l’atmosphère. Pour comparaison, nous menons aussi un essai sur du maïs, qui comme plante C4 est un bon indicateur de la résistance à la chaleur et à la sécheresse. Nos parcelles ont une capacité de rétention faible, c’est donc particulièrement au niveau des interactions plantes-sol que les résultats sont révélateurs. Mais il faut rester prudent : les conclusions tirées d’un essai sur 2 000 m2 ne peuvent pas simplement être extrapolées à 2 millions d’hectares de maïs.
Si la température moyenne du site d’essai augmentait de 2 °C et en supposant que le régime des précipitations reste identique, l’effet sur le seigle serait-il positif ?
Si le réchauffement climatique se traduit par une légère augmentation des températures estivales et dans le même temps une augmentation plus nette des températures hivernales, cela pourra encore aller. Mais tout porte à croire que l’hiver sera plus humide et l’été plus sec. C’est pour cette raison, notamment, que les sélectionneurs travaillent sur des variétés arrivant à maturité dès la mi-juin.
À l’avenir, quels axes de recherches devrait être priorisés ?
Dans l’agriculture allemande, cela fait plus de 20 ans que le débat tourne autour de l’extensification et de la protection de l’environnement. Mais la question essentielle est encore et toujours celle de la productivité. Quand on sait que beaucoup de sols tropicaux ne peuvent pas être cultivés de façon pas aussi productive et durable que ceux de nos latitudes, la question se pose avec d’autant plus de force.
De ce point de vue, quels sont les enseignements de l’essai « Culture perpétuelle de seigle » ?
Les résultats montrent que nous pouvons utiliser nos sols de manière durable et productive sur le long terme. C’est possible, qu’on utilise des engrais minéraux ou organiques.
Pour vous, productivité et durabilité peuvent donc coexister ?
Il ne tient qu’à nous de les concilier. À cette fin, il faudra très certainement penser et agir en respectant les cycles des nutriments, et également se projeter sur plusieurs générations.