À quelque 1 100 km de Londres, l’île de Lewis et Harris accueille une communauté d’insulaires très soudée. En commun, la tradition des « crofts », un type d’organisation de l’agriculture et du paysage qui remonte au 18e siècle.
Qu’est-ce qu’un « croft » ? Une micro-exploitation, régie par une ancienne forme de régime foncier des Highlands et des Îles écossaises. Il s’agit de petites parcelles rattachées à de grands domaines, dont le bail se transmet de génération en génération.
« Les gens ont envie de revenir et de cultiver la terre comme le faisait leur famille », explique Iain Riddell. Responsable d’une société de conseil, il est lui-même un « crofter » convaincu.
Il existe environ 17 000 de ces microfermes en Écosse, d’une surface moyenne de 5 ha. La plupart des crofts ont accès à de larges zones de pâturage ouverts, sans clôtures, qui sont propriété de la commune et que les troupeaux se partagent librement.
Durant les dernières décennies, beaucoup de ces fermes ont été abandonnées. Plus récemment, des subventions ont été débloquées par l’UE pour viabiliser ce modèle agricole. Sans elle, non seulement l’agriculture locale, mais aussi la ruralité, seraient menacées de disparition, alerte M. Riddell. « Sans micro-exploitations, l’endroit va se désertifier. C’est la seule façon de pérenniser notre communauté. »
Entraide
Ness, dans le nord de l’île, est un bon exemple des liens qui soudent cette communauté. Ici, les habitants se sont associés pour racheter le domaine Galson, 22 260 ha, et le transmettre à une fondation de bienfaisance vouée au développement rural. Depuis, les entreprises et initiatives y essaiment – plus de 400, incluant une école, un centre sportif, un foyer social, un commerce, un musée et trois éoliennes qui fournissent du courant à plusieurs milliers de foyers de la région.
« Nous sommes très auto-suffisants. La coopération fait partie de notre mentalité », explique Donald Macsween qui exploite trois crofts de 2,8 ha en moyenne et a accès à 22 672 ha de pâturage commun. Sa micro-exploitation familiale est une bande de terre de 25 m sur 1,4 km qui comprend un mélange de « machair » (herbages de basse altitude sur des sols très fertiles) et de tourbières.
Bien qu’il y ait 23 crofts dans ce coin de l’île, seules quatre ou cinq sont actifs. C’est ce qui a permis à Donald Macsween, 36 ans, d’agrandir un peu sa surface. Il est l’un des rares exploitants à plein temps de ce secteur – la plupart ont un métier principal et gèrent leur ferme en parallèle. Macsween possède désormais une troupe de 100 ovins, quatre bovins Highland, quatre truies, ainsi que 500-600 pondeuses.
Ici, tout le monde s’entraide pour rassembler les troupeaux en cas de besoin – par exemple en période de tonte. « Mon voisin qui a 75 ans n’aurait pas de moutons si je ne lui donnais pas un coup de main… nous devons tous travailler ensemble. »
Nous sommes très auto-suffisants. La coopération fait partie de notre mentalité.
Donald Macsween
Pour rentabiliser sa ferme, M. Macsween vend la plus grande partie de sa production en direct : les œufs sont commercialisés dans des magasins locaux, des restaurants et des hôtels, et les moutons Hebridean et Shetland sont abattus localement et vendus en boucherie ou en caissettes de viande. Même la laine est désormais filée en Harris Tweed de première qualité par des entreprises locales.
Agnelage dans les serres
Macsween a investi le montant des subventions qu’il a touchées, notamment dans un « polycrub » – un modèle de serre fabriqué en Écosse, qu’il a transformé en micro-étable. Le tunnel est construit à partir de tubes plastique usagés provenant de fermes piscicoles, bétonnés dans le sol et accueillant un revêtement en polycarbonate. Le tout est suffisamment robuste pour résister à des vents frisant les 200 km/h.
Le tunnel affiche 12 m de long et des fenêtres permettent l’aération. L’objectif est d’agneler à l’intérieur, et M. Macsween projette d’acheter deux autres polycrubs pour y entreposer des machines et y abriter des porcs. À terme, il souhaiterait construire une étable plus grande pour le bétail, une fois économisés les fonds nécessaires. À partir de là, il changera le revêtement des polycrubs et le remplacera par des films transparents pour en faire des serres.
Autonomie
Plus au sud, sur la côte, Karen Macleod utilise ce système pour les cultures. Sur la ferme familiale baptisée à juste titre « Allwynds » (tous les vents), elle fait pousser toute sorte de fruits et légumes, y compris des espèces qui au Royaume-Uni passent pour exotiques : olives, citrons et raisin.
« Nous sommes complètement isolés, mais je peux nourrir ma famille pour au moins six mois avec des fruits et légumes bio, raconte-t-elle. Nous nous approvisionnons directement de la serre à l’assiette, dans le respect de l’environnement. Les gens veulent de plus en plus manger local, et ils veulent savoir d’où vient leur nourriture. »
Nous sommes complètement isolés, mais je peux nourrir ma famille pour au moins six mois avec des fruits et légumes bio
Karen Macleod
Karen Macleod ne travaille pas le sol, mais fabrique du compost et utilise un paillis d’algues pour contenir les adventices et retenir l’humidité. Le but est de préserver la structure et la vie du sol. Elle sème – avec les graines de la ferme – des herbes aromatiques et des fleurs dont le parfum repousse les ravageurs, et met en conserves ses excédents. « Vendre des légumes ne nous rapportera jamais beaucoup d’argent, mais c’est agréable de le faire et cela prouve qu’un croft ne sert pas seulement à élever des moutons. »
Manque de main d’œuvre
Le tourisme joue un rôle important sur Lewis et Harris, dont les plages de sable blanc et l’eau bleu turquoise évoquent davantage les Caraïbes que la Grande-Bretagne. Au sud-ouest, dans la partie la plus escarpée de l’île, Angus Mackay a tiré parti de subventions pour établir des résidences de vacances cinq étoiles, mais aussi agrandir son troupeau. « Notre nouveau bâtiment est financé à 60 % grâce aux aides, explique-t-il. Le but est de pouvoir rentrer les bêtes en hiver. Avec le changement climatique, le temps est devenu trop humide pour les laisser dehors. »
L’éleveur possède neuf bœufs Angus avec leurs veaux et environ 350 moutons Scottish Blackface ou croisés ; des effectifs qui ont beaucoup diminués ces dernières décennies en raison du recul des aides et des difficultés de recrutement. « Avant, nous amenions 1 000 brebis et 75 bœufs par bateau sur le pâturage commun de l’île de Taransay, mais il est maintenant très difficile de trouver la main d’œuvre nécessaire. Il y a 25 ans, il y avait encore dix « crofters », aujourd’hui il n’y en a plus que quatre. Toutefois, de plus en plus de jeunes reviennent, ce qui prouve qu’il y a encore moyen de gagner sa vie ici. »
Retour à la terre
Kenny Mackay, 29 ans, appartient à cette jeune génération. Ses parents ont eux-mêmes un croft dans le sud de l’île, et il a créé le sien en 2011. Menuisier de métier, il projette maintenant d’y construire sa propre maison et de s’associer à quatre autres exploitants pour investir dans des enclos ou des installations d’élevage ovin. Sur 8 ha et avec un accès à 1 214 ha de pâturage commun, il élève 140 brebis de race Scottish Blackface, avec des agnelages à partir du 10 avril.
Les brebis et les agneaux sont mis à l’herbe après le 15 mai et reviennent pour le sevrage en août. « Entre le 15 mai au 15 août, le machair n’est pas pâturé, pour garantir une bonne repousse de prairie multi-espèce, qui inclut des zones humides et les prés salés, et qui offre un abri aux oiseaux nicheurs », explique-t-il.
Chaque année en août et en septembre, des ventes aux enchères ont lieu à Stornoway, la principale ville des Hébrides extérieures. Moutons et bovins vont alors rejoindre la partie continentale de l’Écosse pour une finition sur de meilleures terres de plus basse altitude. « C’est bien de soutenir le marché local, déclare Kenny Mackay. Les crofts, c’est un peu comme un passe-temps – tout l’argent qu’ils rapportent y est réinvesti. Nous le faisons pour entretenir une tradition, un certain mode de vie. Et pour cela, il faut des troupeaux dans les pâturages. »