Nord-ouest de l’Albanie. Ébloui par le contre-jour, Ilir Gjolaj suit des yeux le tracteur qui laboure sa parcelle rocailleuse, soulevant un nuage de poussière. À l’arrière-plan, le lac de Shkodra scintille au pied des montagnes arides du Monténégro. « Très peu de pluiecette année », commente l’agriculteur. Gjolaj, la quarantaine, cultive la sauge, la lavande, les bleuets et d’autres espèces médicinales et aromatiques. Ses rendements se situent normalement entre 2 et 4 t/ha. Cette année, ils tournaient autour de 1,5 t.
AGRICULTURE DE SUBSISTANCE
Gjolaj fait partie des agriculteurs qui ont réussi. Il y a 13 ans, l’homme a acheté son premier hectare dans les environs de Koplik – pour l’équivalent de 200 €. Sa famille possède aujourd’hui 30 ha. « On m’a pris pour un fou parce que j’investissais tout mon argent dans un tas de pierres. Personne ne voulait se lancer dans l’agriculture.» Il poursuit, un sourire aux lèvres: «Maintenant, beaucoup voudraient racheter leurs terrains.» Agro-Map, l’entreprise de Gjolaj et de ses associés, cultive au total 90 ha.
Les cultures de vente n’ont été introduites que récemment. Au lendemain de la réforme agraire de 2006, chaque Albanais s’est vu octroyer quelque 0,4 ha. Une famille de six personnes récupérait ainsi 2,4 ha. Le temps des grands marchandages a alors commencé. Les terrains ont été échangés, vendus, cédés d’une poignée de main et souvent sans déclaration officielle.
On m’a pris pour un fou parce que j’investissais tout mon argent dans un tas de pierres.
Ilir Gjolaj
Il n’y avait pas à l’époque de titres de propriété. Aujourd’hui, c’est encore bien souvent le cas. Les fermes restent très petites, 1,2 ha en moyenne, et souvent vivrières. Le pays en compte 300 000, dont seul un cinquième produit pour la commercialisation. Comme la moitié de la population albanaise vit à l’étranger, de nombreux propriétaires n’utilisent pas leur terrain, et un quart des surfaces cultivables sont en jachère.
DE BONS SOLS
Dans la région de Koplik, les espèces médicinales et aromatiques sont une spécialité. Les sols très calcaires conviennent bien à ce type de végétaux. L’Albanie elle-même affiche une des premières productions mondiales, alimentée en grande partie par la cueillette de plantes sauvages. Le pays possède beaucoup de variétés exclusivement autochtones, riches en nutriments et substances actives. La cueillette de sauge, de genévrier, de thym ou de citronnelle fournit un bon revenu saisonnier aux occupants des zones les plus rurales. Dans le même temps, la culture se développe.
Près de Koplik, sauge et lavande couvrent à elles seules 4 500 ha, et la demande en hausse pousse à l’agrandissement des surfaces. Avec des coûts salariaux entre 7 et 10 € par jour, l’Albanie est très concurrentielle sur ces cultures gourmandes en travail manuel. Les plants doivent être repiqués à la main, et le désherbage, en raison de la croissance lente de ces espèces, est également manuel. Idem pour la récolte.
UNE TRADITION BIEN ANCRÉE
Ces plantes étaient déjà cultivées et exportées au temps du communisme. « À l’époque, elles couvraient au maximum 2 000 ha », nuance Xheladin Zekaj. « Les surfaces restantes étaient cultivées en maïs, tabac ou blé. » L’homme, 58 ans, inspecte une halle de stockage et de séchage qu’il partage avec d’autres producteurs. Au total, ceux-ci cultivent 150 ha de sauge et de lavande. Les plantes reposent sur les aires de séchage, des sacs débordants de splendide lavande mauve s’entassent dans le bâtiment. Les effluves sont forts. On pourrait se croire dans une parfumerie. « Lorsque j’ai démarré la construction en 2006, nous étions très peu à produire », se souvient Zekaj, agroéconomiste de formation. À l’époque, une tonne de lavande avec tiges rapportait 3 500 $ US et une tonne de sauge 1 800 $ US. « Aujourd’hui, ça n’en vaut plus que la moitié. »
Lorsque j’ai lancé la construction du bâtiment, en 2006, nous étions très peu à produire.
Xheladin Zekaj
Le volume de l’offre tire les prix à la baisse. Les techniques de transformation, perfectibles, n’arrangent pas les choses, de même que l’utilisation de plus en plus fréquente de matière première venue de l’étranger. Les agriculteurs avaient jadis pour habitude de parcourir les montagnes en quête des meilleures plantes sauvages et de les bouturer. Aujourd’hui, ils utilisent de plus en plus de variétés importées. « Elles poussent plus vite, mais ont moins de substances actives, et elles sont plus sensibles à la sécheresse que les variétés locales », compare Agim Rama, autre producteur de la région. Rama est engagé dans le maintien et le renforcement des espèces locales. Depuis quelques années, il sélectionne aussi ses propres variétés de sauge. « Les analyses en laboratoires et les essais de culture sont prometteurs. »
CRÉER DE LA VALEUR
Reste le principal problème des producteurs de plantes aromatiques et médicinales : le marché est aux mains d’une poignée d’exportateurs et de transformateurs. Un problème que Ilir Gjolaj a tenté de contourner il y a dix ans, en créant sa propre distillerie, d’abord équipée de vieux alambics de fabrication soviétique. Il a depuis investi dans un matériel plus moderne avec ses partenaires d’Agro-Map. Du matin au soir, dans un bâtiment non loin de ses terres, l’alambic transforme les plantes précieuses.
Un courant d’air traverse les lieux : sans une aération généreuse, les employés pourraient être intoxiqués par les vapeurs. « Les tests ont montré que la nouvelle installation extrayait l’intégralité des huiles essentielles contenue dans les plantes. L’ancienne parvenait à peine à en extraire la moitié. » Les quantités produites sont infimes. Le distillat s’égoutte dans une bouteille en plastique suspendue au condenseur. Avec une tonne d’immortelle, on obtient seulement 1,5 à 2 l d’huile. Une tonne de lavande donne quant à elle 6 à 10 l. Les prix hauts – jusqu’à 1 500€/l ! – font la rentabilité. L’industrie cosmétique ou pharmaceutique est prête à mettre l’argent sur la table… à condition que la qualité soit au rendez-vous.
C’est ce qui a poussé Agro-Map à investir. La jeune entreprise ne pouvait compter ni sur l’aide de l’État, ni sur les banques. Agro-Map a donc dû financer elle-même ses investissements. Ses gains sont immédiatement réinvestis. « Par chance, la demande en huiles de haute qualité est très importante », explique Shkelqim Karaj, agronome de formation et l’un des deux autres partenaires d’Agro-Map.
ESPOIRS ET ATTENTES
L’Albanie est candidate à l’adhésion européenne depuis 2014. Ilir Gjolaj et Shkelqim Karaj appellent de leurs vœux l’entrée dans l’UE, qui faciliterait considérablement l’exportation de leurs produits, pour lesquels ils doivent déjà respecter les normes européennes. À cela s’ajouteraient les aides aux investissements, les subventions et le soutien structurel. Enfin, ils espèrent un lissage des conditions de travail dans les exploitations. « Tous nos employés, soit une quarantaine de personnes, sont officiellement déclarés. Mais nous sommes en concurrence avec des fermes qui ne paient aucune charge sociale. »
Fermes laitières, laiteries, apiculteurs ou producteurs de fruits et légumes – beaucoup d’agriculteurs et d’entreprises agroalimentaires albanaises sont séduits par la perspective d’une entrée dans l’Union. La concurrence n’est pas source d’inquiétude. De fait, elle est là depuis longtemps. Depuis l’entrée de l’Albanie dans l’Organisation Mondiale du Commerce, ses producteurs doivent tenir tête aux marchandises en provenance de Grèce, d’Italie, de Macédoine et de Serbie, des pays à l’agriculture hautement subventionnée. Pour autant, le carburant qui fait rouler les tracteurs n’est pas moins cher en Albanie. Même les nombreuses micro-exploitations espèrent obtenir le soutien de l’UE, malgré les difficultés que signifierait pour elles une mise aux normes européennes.
L’entrée dans l’UE nous ouvrirait de nouvelles perspectives, y compris au niveau de la mécanisation.
Xhorxhi Marku
Xhorxhi Marku, lui aussi, attend beaucoup d’une hypothétique adhésion à l’UE. Avec son fils, il tient un négoce de matériel agricole à Tirana, dans lequel il vend notamment des tracteurs John Deere. Leur bureau est hébergé dans un container, sur le bord de l’autoroute qui mène à l’aéroport. Un peu plus loin, on trouve leurs ateliers et le stock de pièces de rechange. L’entreprise a prévu de nouveaux bâtiments, mais pour le moment, seules les fondations sont visibles. Les travaux ont été stoppés par l’administration sans raison apparente. Xhorxhi Marku ne se laisse pas abattre. « Nous avons de bons sols et un climat qui nous permet de récolter des fruits et légumes une bonne partie de l’année. L’entrée dans l’UE nous ouvrirait de nouvelles perspectives, y compris au niveau de la mécanisation. » Xhorxhi Marku tire déjà parti du statut de candidat à l’adhésion européenne de son pays. Un programme des gouvernements danois et allemand pour la modernisation de l’économie agraire albanaise finance des aides à l’investissement et des crédits, en vue de la mécanisation des fermes. Certaines comptent parmi ses clients.
MODERNISATION EN MARCHE
Le négociant nous conduit sur l’exploitation familiale d’Agim Metka, qui cultive 6 hectares dans les montagnes du district sud Berat. Le chemin longe des cerisaies et de petits champs de maïs. Depuis quelques mois, Agim Metka et ses trois fils travaillent avec un nouveau John Deere 5055 E. Il leur rend d’énormes services au cours de cet été extrêmement sec. « Nous avons pu irriguer et ainsi sauver la récolte », explique Engiell, le fils trentenaire. Le tracteur est actuellement occupé au labour, en prévision du semis des céréales. « Nous n’avons plus besoin d’attendre l’entrepreneur de travaux agricoles, et nous faisons des économies. » La famille prendra bientôt à bail 10 ha supplémentaires. « Avec un peu de chance, mes fils ne devront plus travailler comme saisonniers agricoles en Grèce », sourit le père en levant son verre rempli d’eau-de-vie maison. Et d’insister pour que ses visiteurs trinquent avec lui – à l’hospitalité, et à l’avenir.
L’ALBANIE EN QUELQUES CHIFFRES
- 2,9 millions d’habitants
- Surface de 28 748 km² dont 1/4 cultivable
- 19 % du PIB provient de l’agriculture, 2/5 de la population est active dans le domaine agricole
- Il y a quelques années, près de 25 % du PIB provenait de virements faits par des Albanais travaillant à l’étranger. En 2015, ceux-ci représentaient seulement 6 %
- Le pays est membre de l’OMC depuis septembre 2000
- Il est candidat à l’adhésion à l’UE depuis 2014
- L’UE a débloqué, pour la modernisation de l’agriculture et le développement rural, un budget de 90 millions d’euros actuellement géré par l’Europe. L’Albanie ne prendra le contrôle de ces fonds qu’après la mise en place de systèmes de gestion et de contrôle conformes aux standards européens