À en croire Phan Van Hom, l’argent pousse maintenant dans les arbres. « Actuellement, le kilo de mangues me rapporte l’équivalent de deux dollars », explique-t-il. Pieds nus, l’agriculteur s’avance dans la rosée matinale en scrutant la cime des manguiers. On entend au loin le bruit du cortège de voitures en route vers Can Tho, la plus grande agglomération du delta du Mékong. Située à 10 kilomètres de là, la ville semble beaucoup plus lointaine.
Un canot délabré progresse laborieusement sur un petit canal, jonché de jacinthes d’eau. Le chant des oiseaux remplit l’air. « Ici, il n’y a pas si longtemps, il n’y avait que la forêt et quelques manguiers sauvages », se souvient l’agriculteur de 45 ans. Aujourd’hui, le paysage est un patchwork de petits vergers et canaux d’irrigation. Les exploitations, pour la plupart de petite taille, sont plutôt rentables. « Un manguier peut rapporter plus de 200 dollars par an », explique Phan Van Hom, qui en possède quarante.
Un manguier peut rapporter plus de 200 dollars par an
Phan Van Hom
L’homme grimpe à l’échelle pour tailler quelques pousses et cueille des fruits ici et là. Il les tend avec précaution à son épouse, qui les range aussitôt dans une corbeille de plastique. « Avant, nous cultivions des oranges et des bananes, mais dans notre pays, aucun fruit n’est plus prisé que la mangue. » Phan Van Hom sait de quoi il parle. Outre son activité de producteur, il fait lui-même le commerce des fruits, et se rend régulièrement en camionnette à Hô-Chi-Minh-Ville pour approvisionner les marchés. En tout et pour tout, la famille gagne quelque 10 000 dollars par an, soit quatre fois le salaire d’un employé d’administration ou d’un professeur. « Mais nous travaillons très dur », ajoute-t-il, tout en déplaçant son échelle vers l’arbre suivant.
Fascinante diversité
Le volontarisme des Vietnamiens n’est sans doute pas étranger à la croissance économique du pays, qui juste après la crise de 2008 approchait tout de même les 6 %. De nombreux agriculteurs ont su tirer partie du contexte favorable. La classe moyenne de plus en plus importante de ce pays d’Asie du Sud-Est tire la demande vers le haut. Les marchés vietnamiens, y compris les célèbres marchés flottants du delta du Mékong, offrent une variété fascinante de fruits et légumes : gombos, racines de lotus, épinards aquatiques ou encore goyaves, litchis et pitayas.
À cela s’ajoutent des exportations florissantes. Le Vietnam est aujourd’hui le deuxième producteur de café mondial et le premier producteur de poivre. L’an dernier, ce Tigre asiatique a exporté près de six millions de tonnes de riz et l’équivalent de 3,6 milliards de dollars de crevettes. Sans compter des énormes quantités de poissons issus de l’aquaculture, parmi lesquels le pangasius et le tilapia.
Une grande partie provient du delta du Mékong, qui consacre près de trois millions d’hectares à l’agriculture et à l’aquaculture, soit 30 % de la surface agricole du Vietnam. La région fournit la majorité des produits aquacoles, 70 % des récoltes de fruits, et 24 millions de tonnes de riz par an, soit plus de la moitié de la production nationale. 90 % du riz exporté provient de l’estuaire du fleuve, long de quelque 4 500 km.
Une agriculture sous pression
Le delta du Mékong est aujourd’hui l’une des régions les plus fertiles au monde. Mais pour combien de temps ? Le changement climatique, l’élévation du niveau de la mer, la déforestation, la culture intensive des crevettes et la modification du régime hydrologique naturel du fleuve mettent à mal la production alimentaire du delta. L’agronome et spécialiste de l’environnement Duong Van Ni, de l’université de Can Tho, tire la sonnette d’alarme depuis plusieurs années. « Autrefois, dans la province de Cà Mau, à l’extrême sud du pays, la terre gagnait chaque année plusieurs mètres sur la mer. Aujourd’hui, suite à la disparition des mangroves, le littoral est menacé par l’érosion », explique le chercheur, qui étudie la région depuis une trentaine d’années.
Autrefois, la terre gagnait chaque année plusieurs mètres sur la mer. Aujourd’hui, suite à la disparition des mangroves, le littoral est menacé par l’érosion
Duong Van Ni
En quinze ans, près de 80 % des mangroves ont fait place à des fermes de crevettes. Sur les vingt dernières années, deux tiers des forêts situées dans la partie supérieure du Mékong ont été abattues. L’eau qui auparavant s’y infiltrait vers les nappes, se déverse maintenant dans le fleuve, augmentant son volume et par là même l’érosion, déjà aggravée par les extractions de sable pour le secteur de la construction. Pour ne rien arranger, la Chine et d’autres États riverains situés en amont sur le fleuve multiplient les projets de barrages, avec de possibles conséquences pour tout le bassin versant, comme l’absence d’inondations saisonnières.
La salinisation, problème majeur
Autant de facteurs qui contribuent à la raréfaction des terres agricoles du delta. À cela s’ajoute le problème de la salinisation des sols. Elle est due en partie à l’élévation du niveau de la mer, en partie à l’approfondissement du lit du Mékong : l’eau de mer, plus lourde, passe sous la couche d’eau douce et s’avance de plus en plus loin vers l’amont. Le problème touche avant tout les riziculteurs et les arboriculteurs, mais il n’épargne pas pour autant les éleveurs de crevettes.
Tout comme le producteur de mangues Phan Van Hom, Nguyen Ngoc Van, du village d’An Lac Tay, a pu accéder à un certain confort matériel. Il possède un téléviseur et deux réfrigérateurs, et son armoire est remplie de chemises élégantes. Le visiteur se voit proposer un ventilateur sous la véranda, car la chaleur est accablante. « Beaucoup de choses se sont améliorées », explique la mère de Ngoc Van, en offrant des bonbons faits maison à base de banane, de cacahuètes, de gingembre, de sésame et d’une quantité généreuse de sucre. « Les négociants viennent acheter notre riz, nous produisons pour un marché global et à des prix plus intéressants. »
Au cours des dernières années, la famille a néanmoins perdu plusieurs récoltes. L’eau de ses canaux d’irrigation, fortement dépendants des marées, affichait en effet un taux de sel trop élevé – bien que la côte soit située à une centaine de kilomètres. « Lorsque la récolte n’a pas lieu, il nous manque l’argent pour acheter les semences et les engrais nécessaires pour la saison suivante, et nous devons emprunter à la banque », explique Nguyen Ngoc Van.
Les cultures fruitières également menacées
Sur le chemin qui mène à la rizière, l’homme montre aux visiteurs le canal d’irrigation et la vanne qui permet d’inonder son demi-hectare de terre. Accroupi sur la digue, il inspecte la parcelle verdoyante. Dans les rizières avoisinantes, des employés arpentent les rangs avec des plants de riz, et arrachent ça et là les mauvaises herbes. Personne ne sait ce que va donner cette récolte. « Normalement, la vanne reste ouverte pendant cent jours. Ensuite, nous la fermons, nous récoltons et nous plantons à nouveau. » Mais Nguyen Ngoc Van a récemment découvert des cristaux de sel sur les piliers du petit pont du village, et a préféré fermer la vanne par précaution.
Avec dix tonnes de riz par hectare, les parcelles du district de Ke Sach affichent un très bon rendement par rapport à la moyenne nationale. Mais depuis quelques années, les problèmes s’accumulent. Le Van Loi, un voisin de Nguyen Ngoc Van, peut lui aussi en témoigner.
Il consacre la moitié de ses terres à la culture des litchis, et doit désormais faire face à une salinité trop élevée dans les parcelles situées à basse altitude. « Les feuilles des arbres se mettent à jaunir et tombent trop tôt », explique-t-il, les bras croisés sur son maigre torse. « Les arbres ne meurent pas, mais ils portent beaucoup moins de fruits. » Le Van Loi s’est lancé dans la culture des litchis car ils demandent normalement moins de travail et garantissent un meilleur revenu. Mais aujourd’hui, ses 700 arbres sont plutôt devenus une source d’inquiétude. Dans les villages voisins, même si tous ne sont pas concernés, la salinisation donne du fil à retordre à beaucoup d’agriculteurs : ici, un cultivateur explique avoir dû abattre une partie de ses bananiers ; ailleurs, un riziculteur a perdu une récolte entière.
Élevage de crevettes durable
Au sud du pays, le paysage se fait moins luxuriant. À perte de vue, des canaux et des routes rectilignes traversent les terrains marécageux. Ici, plus de vergers mais davantage de rizières. Les machines de récolte progressent à travers les pailles jaunes dorées. Sur le bord des routes, des sacs gonflés de riz attendent les camions. Des enfants jouent au cerf-volant dans les champs déjà récoltés.
En 1975, à la fin de la guerre du Vietnam (qu’on appelle ici la “guerre américaine”), le gouvernement du pays réunifié a lancé la construction de digues pour la riziculture, dans les zones proches du littoral. Aujourd’hui, néanmoins, les fermes de crevettes viennent peu à peu y remplacer les rizières. Elles sont reconnaissables à leurs rangées de petites roues à aubes, qui brassent la surface des bassins pour les oxygéner. Avec des densités pouvant atteindre 150 crevettes au mètre carré, une alimentation à base de concentré et un usage conséquent de médicaments, l’élevage conventionnel donne un rendement moyen de 15 t/ha.
Nguyen Thi Tuyet et son mari pratiquent quant à eux l’élevage biologique de crevettes. Leur ferme de 2,7 hectares est couverte aux deux tiers de mangrove. La certification WWF “Aquaculture Stewardship Council” (ASC) pour une aquaculture durable, prévoit en effet une surface de mangrove représentant au moins la moitié de la surface agricole utile totale, visant à protéger les régions côtières et à fournir une source d’alimentation biologique. Les feuilles des mangroves se décomposent dans l’eau et permettent le développement de phytoplancton, dont se nourrissent les crevettes. « Plus besoin de médicaments ou d’autres aliments », souligne Nguyen Thi Tuyet avec enthousiasme.
Certes, le rendement en élevage biologique n’atteint qu’une tonne de crevettes par hectare. Mais en les revendant au grossiste allemand Binca via un transformateur vietnamien, elle en tire l’équivalent de dix dollars par kilo, un prix appréciable. « Depuis que nous avons abandonné notre ferme rizicole au nord de Hanoï pour nous consacrer à l’élevage de crevettes, notre niveau de vie s’est constamment amélioré », témoigne Nguyen Thi Tuyet. Grâce à un revenu annuel d’environ 10 000 dollars, le couple peut financer les études de ses deux enfants restés à Hanoï.
En quête de solutions locales
La généralisation de ce mode de production permettrait peut-être d’endiguer les pertes de terre ferme sur la pointe sud du Vietnam. Mais les changements qui menacent la région du delta ne sont pas tous liés aux fermes de crevettes. Selon Duong Van Ni, de l’université de Can Tho, le pays a maintenant besoin de mesures concrètes. « Nous devons agir au niveau local », estime-t-il. Avec son équipe, Duong Van Ni a conçu un système de surveillance et d’alarme qui permet de prévenir les agriculteurs par SMS en cas de salinité trop élevée, afin que ces derniers puisse fermer à temps les vannes des canaux d’irrigation.
Nous tirons la sonnette d’alarme – et pas seulement pour le Vietnam
Duong Van Ni
Le scientifique souligne aussi la nécessité d’un travail de sélection sur des variétés de riz plus résistantes à la salinisation des terres. « Nous tirons la sonnette d’alarme – et pas seulement pour le Vietnam », prévient l’agronome. Pour autant, les agriculteurs du delta du Mékong ne peuvent attendre que des mesures globales de lutte contre le changement climatique soient mises en œuvre. Bientôt, si rien n’est fait, l’argent ne poussera plus dans les arbres.