Régé­nérer les sols et les écosys­tèmes

Aisha Hassan et Lukas Palta­na­vičius sillonnent le monde à vélo pour en apprendre plus sur les pratiques de l’agriculture de régé­né­ra­tion. Dans une série de contri­bu­tions pour « Le Sillon », ils parta­ge­ront leurs obser­va­tions de terrain. Lors ce premier volet, ils explorent le lien entre agri­cul­ture régé­né­ra­trice et biodi­ver­sité.

Quelles raisons poussent les agri­cul­teurs à se tourner vers des pratiques d’agriculture régé­né­ra­tive ? Sur l’exploitation Hof Lebens­berg, fondée en 2020 outre-Rhin par Paul Raabe et Janine Raabe, la moti­va­tion d’origine était de lutter contre le chan­ge­ment clima­tique, tout en créant un écosys­tème intrin­sè­que­ment durable.

Cette ferme ‘commu­nau­taire’ abrite égale­ment la pépi­nière Acker­baum (‘l’arbre des champs’). L’idée de créer une pépi­nière est née de la forte demande constatée dans le cadre de leur acti­vité de conseil, qui consis­tait initia­le­ment à conce­voir des systèmes agro­fo­res­tiers d’agriculture régé­né­ra­tive pour leurs clients en Alle­magne et aux Pays-Bas.

Nous prati­quons l’agriculture régé­né­ra­trice parce que nous voulions restaurer l’écosystème dégradé, mais aussi contri­buer à une région saine et vivante.

Janine Raabe

Ils se sont rapi­de­ment heurtés au problème du manque d’espèces appro­priées, en termes de quan­tité, de qualité et de prix. Afin de permettre à l’agroforesterie de d’évoluer pour répondre aux besoins des agri­cul­teurs, il était néces­saire de disposer d’une plus grande diver­sité arbo­ri­cole, et c’est ainsi que l’’Ackerbaum’ a vu le jour.

Janine Raabe explique l’importance du système de bandes agro­fo­res­tières multi­fonc­tion­nelles comme brise-vent pour leur ferme située au sommet d’une colline.

Un détour par la Jordanie. Rakan Mehyar, de la Carob Farm, explique quant à lui que ce sont les abeilles qui l’ont amené vers ce mode de produc­tion. Après avoir installé 30 ruches, il s’est vite rendu compte que les colo­nies avaient du mal à survivre, par manque de pollen. Il a d’abord misé sur l’implantation de lavande et de romarin pour couvrir les besoins des insectes. Mais les abeilles ont besoin d’une large zone pour polli­niser. Or la ferme de Rakan est entourée de champs d’oliviers en mono­cul­ture, des surfaces qui sont régu­liè­re­ment retour­nées et pulvé­ri­sées, et où ne se trouvent aucunes fleurs sauvages. La seule solu­tion pour les garder en vie était de déve­lopper la biodi­ver­sité sur ses propres parcelles et, dans l’intervalle, de complé­menter l’alimentation des abeilles.

Nour­ris­sage des abeilles avec du nectar à la Carob Farm, en Jordanie.

À Absdorf, en Autriche, nous avons rendu visite à Alfred Grand, agri­cul­teur biolo­gique, maraî­cher et direc­teur de Vermi­grand, une entre­prise de lombri­com­post qu’il a créée il y a environ 25 ans pour produire des substrats de sol sans tourbe à l’aide de vers de terre épigés.

Inter­rogé sur les causes de son intérêt pour l’agriculture régé­né­ra­trice, Alfred Grand donne tout le crédit aux vers de terre, « qui m’ont formé et ont éveillé ma curio­sité pour le sol et les inter­ac­tions entre sol-plantes. Ils m’ont fina­le­ment incité à me convertir à l’agriculture biolo­gique. » Et d’ajouter, tout en plon­geant ses mains dans le compost grouillant de lombrics : « ils sont beau­coup plus intel­li­gents que les humains ».

À vélo avec Alfred Grand autour de sa ferme de 90 ha.

Les vers de terre, appa­rem­ment sans effort, semblent entre­tenir une rela­tion symbio­tique avec de nombreux aspects de leur écosys­tème, comme l’eau et le sol. C’est en réali­sant cela que j’ai décidé de diriger notre ferme fami­liale vers la produc­tion biolo­gique, puis l’agriculture de régé­né­ra­tion.

Alfred Grand

Les agri­cul­teurs inter­rogés témoignent tous d’un besoin d’opérer des chan­ge­ments rapides, face aux consé­quences du déclin de la biodi­ver­sité pour leur ferme, tant en surface que dans le sous-sol. Rakan avec ses abeilles inca­pables de trouver du nectar et Alfred cher­chant le meilleur sol pour que ses vers de terre s’épanouissent.

À propos de Cycle to Farms

Cycle to Farms est un projet porté par Aisha et Lukas, qui parcourent à vélo 7 000 km de ferme en ferme en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. En chemin, ils docu­mentent les pratiques d’agriculture régé­né­ra­trice.

Le voyage d’Aisha et Lukas a commencé en mai 2022 aux Pays-Bas et les a conduit en Alle­magne, en Autriche, en Slovénie, en Croatie, en Bosnie-Herzé­go­vine, au Monté­négro, en Albanie, en Grèce, en Jordanie et enfin en Égypte, marquant l’achèvement des phases 1 et 2, et le début de la phase 3 de l’itinéraire ‘Cycle to Farms’. Ils parcourent actuel­le­ment le Kenya de ferme en ferme. À mesure qu’ils progressent, ils acquièrent diverses connais­sances sur les pratiques agri­coles régé­né­ra­trices, qu’ils relatent dans une série d’articles.

Le choix de contextes de produc­tion variés vise à acquérir autant de connais­sances que possible sur la tran­si­tion vers la rési­lience, l’accent étant mis sur l’adaptation clima­tique. Le but est de mieux comprendre comment les agri­cul­teurs régé­nèrent leurs terres et comment les soutenir, et d’en pousser d’autres à entre­pendre cette tran­si­tion.

Les exploi­ta­tions visi­tées varient en taille, de quelques hectares à plusieurs milliers, et en type de sol, de l’argile aux sols déser­tiques rocailleux et sablon­neux. Elles affichent égale­ment de systèmes de produc­tion très diffé­rents : grandes cultures, vergers, maraî­chage et jardins-forêts. Beau­coup fonc­tionnent en poly­cul­ture-élevage.

Malgré la diver­sité des exploi­ta­tions, elles partagent toutes un objectif commun : lutter contre le chan­ge­ment clima­tique, renforcer la santé des sols, gérer l’eau et accroître la biodi­ver­sité. Tous les agri­cul­teurs qu’Aisha et Lukas ont rencon­trés étaient axés sur la recherche de solu­tions tech­niques, et parta­geaient des prin­cipes communs, tout en conser­vant des pratiques et des modèles d’entreprise indi­vi­duels.

Décou­vrez le projet d’Aisha et Lukas sur www.cycletofarms.com

Des pratiques pour augmenter la biodi­ver­sité en surface

La plupart des exploi­ta­tions que nous visi­tons asso­cient diffé­rents systèmes de produc­tion. Elles combinent fréquem­ment des grandes cultures avec des cultures maraî­chères, de l’agroforesterie et, bien souvent, de l’élevage. L’intégration de ces diffé­rents systèmes joue un rôle majeur dans la restau­ra­tion de l’écosystème et permet à la ferme de fonc­tionner avec moins d’intrants externes. Par exemple, tous les agri­cul­teurs auxquels nous avons rendu visite avaient prévu un système agro­fo­res­tier dans leurs plans. Parmi les avan­tages de ces derniers, on compte l’augmentation du rende­ment des cultures, la réduc­tion de l’érosion de la couche arable, l’ombrage, la protec­tion contre le vent et les incen­dies, ainsi que la créa­tion d’abris pour la faune et les insectes.

En 2020, nous avons planté 30 000 arbres et arbustes et, dans les 15 prochaines années, nous aurons une forêt de fruits à coque en tout genre entre les bandes de 50 mètres.

Janine Raabe

Janine et Paul Raabe ont planté une forêt de diverses variétés d’arbres à fruits à coque : châtaignes, amandes, noix du Brésil, noisettes, noix, noix de pécan… et bien d’autres variétés aux génomes diffé­rents, qu’ils peuvent croiser pour produire leurs propres spéci­mens. Sur les rangs exté­rieurs, ils ont planté un peuplier et une mûroise tous les mètres. Au centre du champ se dressent des arbres à biomasse ou des arbres-mères, utiles comme paillis, pour augmenter la biomasse du sol, et pour protéger ce dernier.

La ferme régé­né­ra­tive de 30 ha Hof Lebens­berg et la pépi­nière Acker­baum en Alle­magne.

Outre les systèmes agro­fo­res­tiers, la plupart des exploi­ta­tions disposent égale­ment d’un jardin maraî­cher où elles proposent une large gamme de produits frais pendant la saison de crois­sance locale. Elles disposent ainsi de nombreuses variétés et cultures diverses pour leur propre usage et pour la vente tout au long de l’année.

Aux Pays-Bas, nous avons rendu visite à Howard Koster et Claudia Rudorf, une jeune famille qui s’est lancée en mars 2022 dans la culture d’une surface de 35 hectares appar­te­nant à Land van Ons, une coopé­ra­tive citoyenne qui œuvre à la restau­ra­tion de la biodi­ver­sité et des paysages en louant des terres à des agri­cul­teurs dési­reux de travailler dans le respect de la nature. Les béné­voles de Land van Ons aident ces agri­cul­teurs à mettre en place leurs projets et les assistent pour les ques­tions pratiques.

Howard Koster met l’accent sur le respect de la nature. Avec sa femme, il prévoit de cultiver du chanvre, du lupin (pour la tran­si­tion protéique) et des céréales, en alter­nance avec d’autres cultures en vue de régé­nérer le sol. Le couple souhaite implanter un mélange graminées/trèfle pour faire paître les vaches et les moutons. Tout en essayant de rattraper un mouton qui s’est échappé par un trou de la clôture, Howard souligne l’importance du bétail sur la ferme. Selon lui, les animaux font partie de l’écosystème et ont un rôle à jouer dans les systèmes de produc­tion alimen­taire ; dans une certaine mesure, ils seraient plus effi­caces pour régé­nérer le sol.

La ferme De Bies­te­rhof, où Howard racom­mode une clôture après que des moutons se sont échappés.

Nombre des agri­cul­teurs auxquels nous avons rendu visite cherchent à diver­si­fier les espèces et variétés de plantes culti­vées sur leurs parcelles, au béné­fice de la biodi­ver­sité de l’exploitation. Diffé­rentes plantes et diffé­rents arbres attirent et abritent diffé­rents orga­nismes – oiseaux, hiboux, chauves-souris, papillons et abeilles – essen­tiels pour la polli­ni­sa­tion, condi­tion clé pour la repro­duc­tion des plantes et donc pour la produc­tion alimen­taire. Mais la diver­sité des espèces en surface a égale­ment un impact dans le sous-sol.

Des pratiques pour augmenter la biodi­ver­sité dans le sous-sol

La parti­cu­la­rité de l’agriculture régé­né­ra­tive tient à l’importance accordée à la santé du sol. Celui-ci y est consi­déré comme le fonde­ment de l’agriculture, et le prin­cipal facteur d’accroissement de la biodi­ver­sité en surface et sous terre. À cette fin, l’agriculture régé­né­ra­tive a recours à une vaste palette de pratiques.

Parmi celles que nous avons fréquem­ment obser­vées se trouve le déve­lop­pe­ment de matière orga­nique grâce au compos­tage. Au cours de ce processus de décom­po­si­tion complexe, les matières végé­tales, l’eau et les résidus animaux sont combinés pour former un substrat assaini. Ce qui entre ou non dans le compost est très divers.

Le compost, c’est comme une page blanche, plus on y met de couleurs, plus on en obtient à l’arrivée.

Fadoul Kawar

Au milieu de terres dégra­dées, carac­té­ri­sées par des champs surpâ­turés et le passage occa­sionnel d’une colonne de vent cyclo­nique trans­por­tant de la terre érodée, nous rencon­trons Fadoul Kawar, qui régé­nère un champ d’un hectare en Jordanie. Fadoul explique que les théo­ries sur le compos­tage se concentrent sur un contexte spéci­fique de la compo­si­tion du sol. Alors que nous l’aidons à retourner le tas de compost, il affirme que des contextes diffé­rents néces­sitent des composts diffé­rents ; ce qui explique pour­quoi il va à l’encontre de la pratique commune qui décon­seille d’y incor­porer des pelures d’orange. Dans certains sols, les pelures d’orange pertur­be­raient l’équilibre des nutri­ments et du pH, mais dans d’autres, elles pour­raient l’améliorer.

Il existe une diver­sité de pistes pour réta­blir l’équilibre des nutri­ments. Alfred Grand mise quant à lui sur les vers de terre, et rappelle que diffé­rents orga­nismes inter­viennent dans les diffé­rents cycles de nutri­ments. Les vers de terre sont très effi­caces pour recy­cler les déchets alimen­taires et autres matières orga­niques en un compost riche en éléments ferti­li­sants.

Alfred Grand montre les parti­cules noires qui consti­tuent l’humus produit par les vers de terre.

L’agriculture régé­né­ra­tive pour la biodi­ver­sité

La tran­si­tion vers l’agriculture régé­né­ra­tive a été provo­quée par les défis auxquels sont confrontés les agri­cul­teurs, que ce soit un manque d’espèces végé­tales pour déve­lopper un système agro­fo­res­tier fertile et comes­tible, un manque de diver­sité pour main­tenir les colo­nies d’abeilles en vie, ou la néces­sité de revi­ta­liser le sol à l’aide de compost. Ce sont les agri­cul­teurs qui jouent un rôle actif dans la réso­lu­tion de ces problèmes. L’ensemble de ces pratiques agri­coles sont aussi axées vers la lutte contre le réchauf­fe­ment. La leçon la plus impor­tante à tirer de ces témoi­gnages : nous ne pouvons pas attendre que les solu­tions viennent à nous. Si nous voulons résoudre les problèmes clima­tiques, nous devons commencer par déve­lopper des écosys­tèmes sains au niveau régional.