Mois­sonner le brouillard

Capter l’humidité de l’air pour redy­na­miser les régions arides. En Afrique, la tech­nique du « Cloud Fishing » pour­rait aider des milliers d’habitants ruraux à faire face au réchauf­fe­ment clima­tique.

Située dans la partie aride du sud-​ouest maro­cain, la dépres­sion des Aït Baam­rane affiche une pluvio­mé­trie de 110 mm/an et est exposée au vent chaud du Sahara. La culture de l’arganier, les produc­tions frui­tières ou encore l’élevage ovin y composent depuis toujours avec le manque d’eau. Mais depuis les années 80, les villages locaux sont confrontés à une augmen­ta­tion de la fréquence et de l’intensité des séche­resses.

En 2017, la fonda­tion alle­mande WasserS­tif­tung et l’ONG maro­caine Dar Si Hmad ont mis sur pied un système permet­tant d’approvisionner en eau plusieurs villages de la région… en la préle­vant sur le brouillard des montagnes. Cette tech­nique, le « cloud fishing » (la pêche aux nuages, en anglais) permet de recueillir l’eau atmo­sphé­rique grâce à des filets tendus en alti­tude. 

Rende­ment opti­misé

Culmi­nant à 1 125 m d’altitude, c’est le mont Bout­mez­guida qui offre les meilleures condi­tions pour ce type de captage, décrit Peter Traut­wein de la WasserS­tif­tung. « Nous avons ici, en moyenne, 3,5 épisodes de brouillard par semaine. » L’anticyclone de l’Açores et le courant froid des Îles Cana­ries créent des stra­to­cu­mulus que le vent marin pousse vers les montagnes.

Lancée en 2017, la construc­tion des Cloud­fi­sher a permis de trans­former une mer de brouillard en eau d'irrigation, d'abreuvement et de consom­ma­tion humaine.

L’initiative vise notam­ment à protéger des cultures tradi­tion­nelles mena­cées par le réchauf­fe­ment clima­tique, comme l’arganier.

L’utilisation d’un réseau de fila­ments synthé­tiques tendu sur une géogrille confère aux Cloud­fi­sher un rende­ment 20 % plus élevé que d'autres modèles de capteurs de brouillards.

Selon son concep­teur P. Traut­wein, la tech­nique pour­rait dans certains cas être utilisée hors du simple cadre de l’agriculture vivrière : « On peut par exemple imaginer qu’un tel système alimente l’irrigation d’une exploi­ta­tion viti­cole en Cali­fornie. »

La struc­ture doit être souple afin de résister au vent d'altitude, et dans le même temps assez rigide pour de garantir un écou­le­ment optimal.

L'eau captée est mélangée à de l'eau de forage avant d'être trans­portée aux habi­tants de la vallée.

Au cours des deux dernières années, Peter Traut­wein a testé diffé­rentes confi­gu­ra­tions : filets de type tricotés (filet rashel), filets en acier inoxy­dable, et enfin mono­fi­la­ments enroulés sur des géogrilles pour un filet « en trois dimen­sions » (voir la galerie photos). « Ce dernier donne un rende­ment 20 % supé­rieur », rapporte l’ingénieur. La géogrille a l’avantage de ne pas se bomber sous l’effet du vent, qui dans les sommets atteint 120 km/h. Or il faut un filet parfai­te­ment vertical pour favo­riser l’égouttement.

Des millions de litres par an

Les gout­te­lettes s’agrègent avant de glisser dans un collec­teur. L’étape est cruciale et le choix du bon maté­riau pour les fila­ments s’est révélé une gageure. Ceux-ci doivent affi­cher des propriétés somme toute contra­dic­toires : « être capable de capter beau­coup d’eau, et dans le même temps être hydro­fuge, car l’eau doit s’écouler rapi­de­ment. » Sans quoi le filet se gorge et devient inuti­li­sable. Deux ans de recherches ont été néces­saires pour opti­miser le système.

Le temps libéré nous permet de former les villa­geois à de nouvelles méthodes d’irrigation et de culture.

Peter Traut­wein

La tech­nique peut sembler fasti­dieuse mais donne de bons résul­tats : un mètre carré de maille délivre entre 23 et 41 litres par épisode de brouillard, et un « cloud fisher » possède une surface de captage de 54 m2. Avec 31 filets actuel­le­ment, et à raison de 3,5 « récoltes » par semaine, ce sont en moyenne 10 500 000 l/an qui s’écoulent vers les villages via un réseau de cana­li­sa­tions.

Appro­vi­sion­ne­ment à grande échelle

Autre avan­tage, l’eau est désin­fectée par les UV et donc potable. 70 familles sont déjà raccor­dées au système. Le projet a égale­ment permis de redy­na­miser l’agriculture irri­guée et l’élevage. « Le temps libéré nous permet de former les villa­geois à de nouvelles méthodes d’irrigation et de culture, note Peter Traut­wein. Ici, l’accès à l’eau signifie l’accès à l’éducation. » Sans les « cloud fishers », les femmes et les enfants sont parfois occupés jusqu’à six heures par jour à la collecte d’eau de puit. 

400 personnes ont désor­mais accès à l’eau courante à leur domi­cile, et au total 1 600 villa­geois ont vu passer leur appro­vi­sion­ne­ment quoti­dien de 8 à 18 l.

Reste que la méthode n’est repro­duc­tible que dans des condi­tions bien parti­cu­lières. « Le monde est de plus en plus sec, et les collec­teurs de brouillard ne vont pas à eux seuls régler ce problème. » Le lieu de collecte doit en effet répondre à des critères précis : être situé en hauteur et suffi­sam­ment proche de la popu­la­tion béné­fi­ciaire, accueillir un brouillard suffi­sam­ment dense et fréquent, avec des goute­lettes d’un diamètre de 10 à 40 μm.

« Mais là où ces condi­tions sont réunies, la tech­nique est promet­teuse », y compris pour l’approvisionnement des popu­la­tions à plus grande échelle. La WasserS­tif­tung opère ainsi deux projets simi­laires au Ghana et en Érythrée. « Les 400 km de montagnes sépa­rant l’Érythrée de l’Éthiopie sont très riches en brouillard, et permettent théo­ri­que­ment d’approvisionner en eau des centaines de milliers de personnes, dans des régions rurales arides. »