Cette question est souvent posée au sujet de l’agriculture régénérative : peut-elle être transposée à grande échelle ? Et la réponse est souvent formulée en termes d’hectares. Or l’hectare est une mesure utile pour exprimer la dimension d’une ferme, mais qui ne rend pas compte de la spécificité d’un assolement, de la production alimentaire réelle ou de l’orientation commerciale choisie par les exploitants.
De fait, les fermes que nous avons visitées reposent sur des modèles commerciaux très variés, avec des assolements et des méthodes de production très différentes. Par ailleurs, les agriculteurs doivent faire face à une grande variété de facteurs qui impactent leurs résultats. Parmi eux, il y a notamment le flou entourant de la définition de l’agriculture régénérative, qui fait que beaucoup d’acteurs des filières ne savent pas en quoi elle diffère, par exemple, de l’agriculture biologique. Ou encore l’absence de certification, qui empêche les producteurs de vendre au prix juste, et l’intensité du travail, qui requiert souvent une main d’œuvre importante.
Le développement durable, cela veut aussi dire le respect des employés et un juste partage des bénéfices. Il faut gagner de l’argent pour être durable.
Howard Koster, de Biesterhof
Dans cet article, nous nous proposons d’approfondir la question des divers modèles commerciaux utilisés par ces fermes. Car chaque exploitation, petite aux grande, dispose de sa propre approche.
Une exploitation régénérative dans le désert
À soixante kilomètres au nord du Caire, l’entreprise Sekem se trouve aux portes du désert. En passant l’entrée principale avec nos vélos, nous sommes accueillis par un vent frais et de l’ombre, un grand soulagement par cette chaleur. Nous pouvons observer plusieurs groupes de gens qui se dirigent vers les différents bâtiments de la propriété. Ils travaillent ici dans l’une des dix entreprises qui élaborent au total 150 produits biologiques, des denrées alimentaires aux tisanes en passant par le textile et les produits pharmaceutiques.
Il y a 45 ans, Ibrahim Abouleish et une communauté de Bédouins se sont lancés dans la restauration de 70 ha de terres désertiques, pour démontrer que les approches régénératives et biodynamiques ont bien la capacité de « verdir » la planète. Pendant notre visite, nous avons pu observer l’intégration de la vie économique, sociale et culturelle à une approche écologique globale. Sekem comprend 473 ha de terres propres, à quoi il faut ajouter 7 487 ha cultivés par des agriculteurs sous contrat. En 2021, Sekem comptait un total de 1 959 employés. La même année, les bénéfices de la société s’élevaient à 20,86 millions d’euros. C’est grâce à ses faibles coûts de production que Sekem peut se permettre d’employer une main d’œuvre aussi importante.
Nous sommes en mesure de produire à un coût plus faible que les fermes conventionnelles parce que nous n’utilisons pas d’intrants externes et que nous fonctionnons, à grande échelle, avec une très forte diversification qui nous permet d’être concurrentiels.
Helmy Abouleish, directeur de Sekem
En 2008, le succès de Sekem s’est étendu au projet Wahat, situé à 300 km au sud-ouest du Caire. Le projet avait pour but d’augmenter l’autosuffisance et la sécurité alimentaire à long terme des communautés locales. Pour y parvenir, il était important de faire reculer les zones désertiques et de tirer profit des ressources hydriques disponibles de manière efficace. L’initiative Wahat comprend la mise en culture de 315 ha de champs. Actuellement, à Wahat, on se concentre sur la culture biodynamique de menthe et menthe verte, camomille, cacahuètes, jojoba, moringa, hibiscus et cactus, tout en augmentant la zone plantée d’herbes.
Aujourd’hui, Sekem est le plus grand producteur égyptien de thé et exporte celui-ci en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas, en Italie, en Islande et au Royaume-Uni. Le groupement exporte également son coton biologique ainsi que ses plantes médicinales et ses produits de santé. Il ne produit pas que du thé, des médicaments et des textiles : sur la boutique en ligne et dans les magasins locaux, on trouve également d’autres produits tels que du beurre de cacahuète, des cartes postales et des bougies. Dans un magasin de vêtements situé sur un site de l’exploitation, on découvre une grande variété d’articles, notamment des habits pour enfants, ainsi que des casquettes, t-shirts et sacs de promotion de la COP 27 avec la photo d’un agriculteur égyptien et les mots « climate heroes ». Tous les articles sont en coton bio et traités avec une teinture naturelle.
Sekem s’engage pour un avenir plus écologique en priorisant l’éducation. Cet objectif est atteint de différentes manières, notamment au travers d’une université propre (Université Héliopolis), plusieurs écoles, et la mise en place d’opportunités de développement personnel pour ses employés comme des modules d’art et d’activité physique. La démarche pédagogique s’étend à un plus large public : lors de notre visite, Sekem était fier d’accueillir des personnes venues du monde entier pour en apprendre plus sur l’activités, à travers des visites de terrain et des conférences.
À propos de Cycle to Farms
Le voyage d’Aisha et Lukas a commencé en mai 2022 aux Pays-Bas et les a conduit en Allemagne, en Autriche, en Slovénie, en Croatie, en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro, en Albanie, en Grèce, en Jordanie, en Égypte, au Kenya, en Ouganda, au Rwanda, et en Tanzanie. À mesure qu’ils progressent, ils acquièrent diverses connaissances sur les pratiques agricoles régénératrices, qu’ils relatent dans une série d’articles.
Le choix de contextes de production variés vise à acquérir autant de connaissances que possible sur la transition vers la résilience, l’accent étant mis sur l’adaptation climatique. Le but est de mieux comprendre comment les agriculteurs régénèrent leurs terres et comment les soutenir, et d’en pousser d’autres à entrependre cette transition.
Les exploitations visitées varient en taille, de quelques hectares à plusieurs milliers, et en type de sol, de l’argile aux sols désertiques rocailleux et sablonneux. Elles affichent également de systèmes de production très différents : grandes cultures, vergers, maraîchage et jardins-forêts. Beaucoup fonctionnent en polyculture-élevage.
Malgré la diversité des exploitations, elles partagent toutes un objectif commun : lutter contre le changement climatique, renforcer la santé des sols, gérer l’eau et accroître la biodiversité. Tous les agriculteurs qu’Aisha et Lukas ont rencontrés étaient axés sur la recherche de solutions techniques, et partageaient des principes communs, tout en conservant des pratiques et des modèles d’entreprise individuels.
Découvrez le projet d’Aisha et Lukas sur www.cycletofarms.com
En Jordanie, une approche de la ferme à l’assiette
En Jordanie, nous avons pédalé jusqu’à la ferme Carob et le restaurant Carob House, une initiative créée par Rakan Mehyar qui a associé son intérêt pour la restauration à l’agriculture durable. L’objectif initial de Rakam était de fonder une ferme qui produise des aliments à haute valeur nutritive pour sa famille. Pour en faire profiter toute la communauté, il a ensuite créé Carob House, un restaurant avec une approche ‘de la ferme à l’assiette’ qui entend repenser la manière dont la nourriture est produite et consommée en Jordanie.
Le restaurant collabore avec la communauté locale et met l’accent sur l’importance des aliments à haute valeur nutritionnelle et produits de manière écologique. Rakan travaille aussi avec d’autres agriculteurs et artisans locaux qui partagent ses convictions, afin d’assurer un approvisionnement régulier en produits alimentaires de qualité pour les clients de Carob House.
Il était essentiel pour moi de se diriger vers un modèle commercial basé sur la coopération, la diversité et l’inclusion, qui renoue avec la manière dont nos sociétés agricoles ont vécu pendant des milliers d’années. J’ai donc créé Carob pour servir de lien et de médiateur.
Rakan Mehyar
Pour Rakan, il est essentiel que les clients de Carob House comprennent à la fois l’origine et les méthodes de production de leurs aliments. À cette fin, il a intégré un volet pédagogique, par exemple une visite de la ferme précédant le dîner au restaurant. Lors de cette présentation de deux heures, les visiteurs en apprennent davantage sur les motivations de Rakan et la spécificité de ses pratiques agricoles. L’objectif est d’informer un maximum de personnes sur les pratiques agricoles régénératives. Il espère ainsi sensibiliser la communauté locale et l’encourager à introduire des changements concrets, qui permettront de protéger l’accès des générations futures à une alimentation saine.
Produits à valeur ajoutée vendus sur l’exploitation
Lors de notre passage au Kenya, nous nous sommes rendus au centre de permaculture du comté de Laikipia (Laikipia Permaculture Center, LPC) où Joseph Lentunyoi a commencé en 2014 à travailler avec plusieurs groupes de femmes pour mieux valoriser les ressources naturelles de la région, et fournir une source de revenu à leurs familles. Cette communauté est fortement affectée par les effets du changement climatique, qui rendent son mode de vie pastoral de plus en plus difficile à maintenir. La transition vers des pratiques agricoles durables était un des moyens de préserver sa sécurité alimentaire. Joseph se consacre à la collaboration avec les groupes locaux, à qui il transmet les principes de l’agriculture régénérative.
Nous nous concentrons sur des produits à plus haute valeur ajoutée.
Joseph Lentunyoi, Centre de permaculture de Laikipia
« Nous nous concentrons sur des produits à plus haute valeur ajoutée », explique Joseph en marchant dans l’agro-forêt du LPC, entourée de champs verts à perte de vue. En Afrique, la plupart des denrées produites ont souvent une durée de conservation très courte. Les communautés locales de ce comté misent sur des méthodes traditionnelles pour la prolonger : par exemple, ils extraient la pulpe des fruits de cactus pour en tirer de la confiture, du vin et du jus de fruits de cactus, qui possédent aussi une plus meilleure valeur ajoutée. Ils procèdent de la même manière avec des plantes d’aloe secundiflora, dont ils extraient le jus pour produite différents produits cosmétiques : crèmes, savon, shampoing ou gel douche, destinés au marché local. Ils vendent même l’excédent à des détaillants comme Lush Cosmetics. Par ailleurs, un petit magasin de ferme commercialise du miel, de la poudre de moringa et du thé de myrothamnus flabellifolius qui sont produits par des groupes de femmes locaux.
Le modèle commercial du LPC inclue lui aussi une approche pédagogique, qui vise à faire découvrir les pratiques régénératives et de permaculture. Des ateliers sont proposés pour toutes les personnes intéressées, kényanes ou non. On y trouve également un centre de retraite où les invités peuvent être hébergés dans un camping ou dans des maisons d’hôte construites en rafle. Les visiteurs sont invités à participer au travail de la ferme pour apprendre les pratiques utilisées. LPC a aussi un restaurant bio pour le personnel et les invités.
La diversification comme clé de la réussite
En matière de solutions et de modèles commerciaux régénératifs, il est important de constater qu’il n’y a pas d’approche unique. La réussite de ces systèmes dépend fortement du contexte de la région et des cultures qui s’y développent le mieux. S’adapter aux défis et opportunités dans le contexte local est dès lors essentiel pour réussir.
Une approche à succès dans l’agriculture régénérative est l’utilisation de modèles commerciaux « holistiques » qui intègrent plusieurs flux de revenus grâce à la diversification. Les fermes qui réussissent ne se basent pas uniquement sur la production alimentaire. Elles intègrent souvent des activités diversifiées, avec une variété de produits à meilleure valeur ajoutée. En se développant au-delà de la seule production alimentaire, ces entreprises peuvent générer différentes sources des revenus tout en restant indépendantes des fluctuations du marché global des matières premières agricoles.
Les agriculteurs se voient également comme des pédagogues, qui transmettent à la communauté l’importance de ces pratiques. Dans les fermes que nous avons visitées, cette forme d’engagement social était la clé pour sensibiliser aux contraintes de l’agriculture régénérative. Une compréhension plus commune et générale des pratiques régénératives pourrait aider à résoudre le manque de visibilité du concept et, partant de là, à mettre ses produits sur le marché à un prix équitable.
Tandis qu’une stratégie commerciale plus classique pourra suggérer de se spécialiser sur un seul produit ou service et à jouer sur les économies d’échelle, nous avons constaté que l’approche inverse était souvent plus efficace en agriculture régénérative. En s’appropriant la diversité et en explorant toute une variété de flux de revenus, les agriculteurs et les entreprises peuvent construire des systèmes résilients capables de s’adapter à des contextes changeants, et ainsi inscrire leur succès dans le long terme.