La faim invi­sible

Nourrir neuf milliards de personnes en 2050 est un défi pour l’agriculture mondiale. Leur fournir une alimen­ta­tion de haute qualité nutri­tion­nelle en est un autre.

En 2019, la somme des produc­tions alimen­taires suffit théo­ri­que­ment à couvrir les besoins calo­riques mondiaux. En pratique, c’est loin d’être le cas : faute d’une répar­ti­tion équi­table, 821 millions de personnes sont encore touchées par la faim. La plupart vivent en Afrique, et environ trois quarts d’entre elles en zone rurale, là même où sont culti­vées les denrées alimen­taires.

D’après la défi­ni­tion de la FAO (Orga­ni­sa­tion des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), une personne souffre de la faim si, sur une période prolongée, son apport éner­gé­tique quoti­dien est insuf­fi­sant au bon fonc­tion­ne­ment de son orga­nisme, soit en dessous de 1 800 kilo­ca­lo­ries par jour en moyenne. Toujours selon la FAO, la produc­tion alimen­taire mondiale devra augmenter d’au moins 60 % d’ici 2050 pour couvrir les besoins de neuf millions de personnes. Mais la faim n’est pas qu’une ques­tion de calo­ries. Welthun­ge­rhilfe, une asso­cia­tion alle­mande de lutte contre la faim basée à Bonn, en distingue trois types:

  • Faim chro­nique :
    sous-alimen­ta­tion constante ou saison­nière ayant trait tant à la quan­tité qu’à la qualité.
  • Faim aiguë :
    grave sous-alimen­ta­tion d’une durée limitée, due par exemple à une catas­trophe natu­relle.
  • Sous-alimen­ta­tion :
    dénu­tri­tion causée par une carence ou un déficit en nutri­ments et/ou vita­mines.

Depuis quelques années, les scien­ti­fiques alertent régu­liè­re­ment sur le risque de dénu­tri­tion, aussi appelée « faim cachée », « invi­sible » ou « silen­cieuse » (hidden hunger en anglais). Les trois aliments de base que sont le riz, le maïs et le blé couvrent environ 80 % des besoins quoti­diens en calo­ries d’un tiers de la popu­la­tion mondiale, mais ne comportent pas suffi­sam­ment de vita­mines, miné­raux, oligo-éléments, acides gras et aminés essen­tiels, regroupés sous le terme de « micro­nu­tri­ments ».

80 %

des besoins quoti­diens en calo­ries d’un tiers de la popu­la­tion mondiale sont couverts par les trois aliments de base que sont le riz, le maïs et le blé.

Hans Konrad Biesalski, médecin nutri­tion­niste à l’université alle­mande de Hohen­heim, critique la tendance actuelle à envi­sager le problème de la faim dans le monde unique­ment sous l’angle de la quan­tité. Avec une pauvreté en hausse, la dénu­tri­tion touche aujourd’hui les États-Unis et l’Europe. Les ménages à faible revenus se nour­rissent statis­ti­que­ment de produits plus riches et plus gras. Et la préva­lence de l’obésité y est, de façon para­doxale, symp­to­ma­tique d’une « faim invi­sible ». Lorsque celle-ci commence in utero, on constate par ailleurs un impact négatif sur le déve­lop­pe­ment physique et céré­bral de l’enfant à naître.

Carences en zinc dans les céréales

Dans la lutte contre cette « faim cachée », Ismail Cakmak, de l’Université Sabanci d’Istanbul, fait figure de pion­nier. Il y a 20 ans, ses travaux l’ont rendu célèbre dans le monde de la recherche agro­no­mique : il est le premier à avoir démontré que les carences en zinc provo­quaient des troubles de la crois­sance des céréales, et des baisses des rende­ments. Jusque-là, le lien entre la pauvreté en zinc des sols anato­liens et les mala­dies des plantes et des êtres humains n’avait pas encore été établi.

S’il existe de nombreux programmes de recherche dédiés à ce micro­nu­tri­ment, comme le projet inter­na­tional Harvest­Zinc Ferti­lizer, près de la moitié des céréales mondiales sont encore caren­cées en zinc. Avec pour consé­quence, en plus d’une dimi­nu­tion des volumes récoltés, une trop faible concen­tra­tion de cet élément chimique dans le grain, et donc dans les aliments à base de céréales. Grâce à des méthodes de ferti­li­sa­tion plus effi­caces, et à la sélec­tion de nouvelles variétés capables de puiser davan­tage de zinc dans le sol et de le stocker plus effi­ca­ce­ment dans leurs grains, Ismail Cakmak espère pouvoir conti­nuer à améliorer la situa­tion en Turquie, dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment et dans les nouveaux pays indus­tria­lisés.

Selon la FAO, la produc­tion alimen­taire devrait augmenter d’au moins 60 % d’ici 2050 si l’on veut satis­faire les 9 milliards de personnes qui y vivent.

Ferti­lité en berne

Présent dans tous les tissus humains, élément consti­tutif d’une ving­taine de protéines, le sélé­nium contribue lui aussi à la protec­tion du système immu­ni­taire. On lui attribue un effet préventif contre les cancers du sein et de la pros­tate. Malgré ses propriétés impor­tantes, il reste méconnu du grand public. Au Royaume-Uni, lorsque l’enseigne Marks & Spencer a mis en rayon des légumes enri­chis en sélé­nium, les ventes sont restées bien en dessous des projec­tions. Le problème : les consom­ma­teurs igno­raient tota­le­ment les bien­faits du sélé­nium pour leur orga­nisme.

Les risques liés à la carence en sélé­nium sont bien connus en élevage. Dans les régions monta­gneuses d’Angleterre, elles consti­tuent un problème majeur, comme l’explique Harriet Fuller, vété­ri­naire à Here­ford­shire. « Lorsque les sols contiennent trop peu de sélé­nium, les animaux au pâtu­rage doivent rece­voir un complé­ment alimen­taire. La plupart des agri­cul­teurs se tiennent à cette règle, mais il y a encore des exploi­ta­tions où les problèmes de ferti­lité sont impu­tables à ce type de carences. » Aujourd’hui, les éleveurs disposent de nombreuses possi­bi­lités pour couvrir les besoins en sélé­nium de leurs bovins et ovins : les bacs à lécher, par exemple, et surtout l’administration de bolus, des capsules dépo­sées dans la panse des bovins pour libérer régu­liè­re­ment des miné­raux dans le corps de l’animal. « Je privi­légie les bolus car ils agissent pendant une durée pouvant aller jusqu’à six mois et suffisent ainsi pour toute la période de pâtu­rage. Concer­nant les bacs à lécher, des études ont montré que l’absorption par les animaux est très variable », indique la vété­ri­naire.

Le fer : essen­tiel pour l’hémoglobine

Le manque de fer est de loin la carence en micro­nu­tri­ments la plus répandue chez les humains. Pour­tant, cet élément chimique se retrouve en abon­dance dans la nature : il repré­sente 28 % de la masse terrestre et plus de 5 % de la croûte terrestre conti­nen­tale. Aujourd’hui, près de 15 % de la popu­la­tion euro­péenne est atteinte d’anémie, laquelle serait dans une très grande majo­rité des cas liée à une carence ferrique.

Le manque de fer est de loin la carence en micro­nu­tri­ments la plus répandue chez les humains.

Les enfants et les femmes enceintes sont parti­cu­liè­re­ment exposés, en raison de besoins plus élevés pour la synthèse de leur hémo­glo­bine. Mais le manque de fer est aussi un problème récur­rent dans le règne végétal. Même si cet oligo-élément est présent en grande quan­tité dans les sols, sa dispo­ni­bi­lité varie beau­coup. Le pH joue un rôle clé : plus le sol est basique, moins le fer est assi­mi­lable. Présent sous forme inso­luble, l’élément doit d’abord faire l’objet d’un trai­te­ment chimique par la plante, avant de pouvoir être trans­porté jusqu’aux cellules.

Ici, deux stra­té­gies coexistent. Tandis que les grami­nées, comme le maïs, le blé et le riz, produisent des phyto­si­dé­ro­phores capables de lier le fer ferrique (Fe3+), les dico­ty­lé­dones et les mono­co­ty­lé­dones non-grami­nées doivent réduire ce dernier en fer ferreux (Fe2+) pour pouvoir l’absorber. À cette fin, elles diffusent par leurs racines des protons qui acidi­fient la terre dans la rhizo­sphère. Pour lutter contre les carences en fer, les agri­cul­teurs disposent globa­le­ment de trois possi­bi­lités : la ferti­li­sa­tion au niveau des feuilles ou des racines, la culture de variétés amélio­rées, et les cultures asso­ciées. Selon l’Université du Minne­sota, aux États-Unis, l’avoine en culture asso­ciée amélio­re­rait l’approvisionnement du soja en fer, en empê­chant l’excès de nitrates et d’humidité du sol, deux facteurs de carence.

Une approche globale

Premier acteur dans la chaîne de produc­tion, l’agriculteur porte une respon­sa­bi­lité parti­cu­lière en matière alimen­taire. S’il cultive des céréales sur un sol pauvre en nutri­ments, ces dernières auront rare­ment une haute valeur nutri­tion­nelle, quel que soit le soin profes­sionnel apporté. C’est donc aux orga­nismes de conseil et de recherche et à l’industrie d’apporter leur soutien aux produc­teurs. Mais c’est aussi aux poli­ti­ciens d’agir : le rôle d’un État est de veiller à ce que chacun dispose de nour­ri­ture en quan­tité et en qualité suffi­santes. Enfin, la part de respon­sa­bi­lité des consom­ma­teurs eux-mêmes ne doit pas être sous-estimée. Lorsque les habi­tudes alimen­taires sont un facteur de risque sani­taire, une remise en ques­tion s’impose.