L’or blanc d’Ouzbékistan

Après la chute de l’Union sovié­tique, la culture inten­sive du coton, asso­ciée au travail forcé, a terni la répu­ta­tion de l’Ouzbékistan, cet ancien joyau de la route de la soie. Mais depuis plusieurs années, le pays d’Asie centrale a entre­pris de moder­niser son indus­trie coton­nière de fond en comble.

« Nous sommes plutôt bien lotis. » Le sourire rayon­nant de Shavkat Khamidov dévoile quelques dents en or, sa casquette plate est posée fière­ment sur son crâne. Shavkat, 62 ans, a sous sa respon­sa­bi­lité les 40 ha de coton d’une exploi­ta­tion qui compte égale­ment 200 ha de blé et un atelier bovin, dont une centaine de vaches de race mixte Jaydari.

La ferme se dresse à la péri­phérie de la capi­tale du district, Namangan, au cœur de la fertile vallée de Ferghana. Dans cette région située à 300 kilo­mètres au sud-est de la capi­tale ouzbèke, Tachkent, le coton est à l’honneur ; les champs d’or blanc dominent le paysage.

Recolte Manuelle

« Loca­le­ment, les condi­tions sont excel­lentes : la tempé­ra­ture, les préci­pi­ta­tions et les sols sont parfai­te­ment adaptés à cette produc­tion », s’enthousiasme Khamidov. À l’ombre des arbres, il nous invite à passer à table pour déguster du pain tout juste sorti du four, accom­pagné d’un bol de yaourt. Et d’expliquer, sur un ton d’excuse, que s’il avait eu le temps, il aurait volon­tiers abattu un mouton pour honorer la présence de son hôte. Car les Ouzbeks sont célèbres pour leur sens de l’hospitalité. « Grâce à Dieu, nous vivons bien ici », renchérit le chef d’exploitation Abdu­jabbor Hayidov, en s’asseyant à table. Le repas achevé, tout le monde se dirige vers un premier champ de coton, juste derrière les arbres. La parcelle s’étend sur onze hectares, explique Khamidov.

Après avoir visité les champs de coton de la vallée de Ferghana, l’auteure Petra Jacob Sachs a eu l’occasion d’essayer les machines de l’exploitation.
Une employée prépare le déjeuner pour ses collègues au bord d’un champ de coton.

Les deux hommes s’enfoncent dans le couvert qui les dépasse presque, et sur lequel, en ce début de mois de novembre, seuls quelques flocons blancs sont encore accro­chés. Ici, la récolte a lieu entre mi-septembre et fin octobre, les rende­ments tournent autour de 6 t/ha. Outre 40 sala­riés à temps plein, l’exploitation emploie 80 à 100 saison­niers qui récoltent la fibre à la main. « Non, les ensei­gnants, le personnel hospi­ta­lier ou les écoliers ne sont plus envoyés au champ », insiste Khamidov. Cette pratique est désor­mais inter­dite. En revanche, beau­coup de femmes au foyer trouvent là un moyen d’arrondir leurs fins de mois. Au cours des dernières années, bien des choses ont changé dans l’industrie coton­nière ouzbèke.

Les condi­tions sont excel­lentes : la tempé­ra­ture, les préci­pi­ta­tions et les sols sont parfai­te­ment adaptés à cette produc­tion.

Shavkat Khamidov

Fermes collec­tives et mono­cul­tures

La plante était jadis la première culture du pays. Avant son indé­pen­dance en 1992, l’Ouzbékistan four­nis­sait près de 70 % du coton de l’Union sovié­tique, faisant de cette dernière le deuxième produc­teur mondial après les États-Unis. Cet or blanc permet­tait de dégager des revenus élevés, mais au prix de lourdes consé­quences pour l’environnement, et pour la popu­la­tion. Le gouver­ne­ment sovié­tique impo­sait alors cette produc­tion, en mono­cul­ture, par le biais de l’agriculture collec­tive (les kolkhozes).

Dans cette région essen­tiel­le­ment déser­tique, la ressource en eau était égale­ment un facteur limi­tant. Les deux prin­ci­paux fleuves du pays, l’Amou-Daria et le Syr-Daria, qui alimen­taient la mer d’Aral, ont donc été détournés. Des milliers de kilo­mètres de tran­chées et de canaux ont vu le jour, provo­quant l’assèchement de la mer d’Aral et l’effondrement d’une impor­tante filière halieu­tique. Ce phéno­mène, ainsi qu’une utili­sa­tion très massive d’intrants synthé­tiques, de même que la prio­rité donnée au coton au détri­ment d’autres cultures, ont contribué à alimenter pauvreté, pollu­tion et maladie.

Les Ouzbeks sont réputés pour leur hospi­ta­lité. En bordure d’un champ de coton, l’auteure Petra Jacob Sachs est invitée à déguster du pain tout juste sorti du four.

Même après la chute de l’Union sovié­tique et l’indépendance, l’État a continué à réguler la culture du coton, qui repré­sen­tait encore 90 % des expor­ta­tions. Chaque année, à l’heure de la récolte, tout le pays restait en suspens. À cette époque, le travail forcé est monnaie courante : enfants (même en bas âge), étudiants, infir­mières et ensei­gnants doivent parti­ciper à la cueillette. Les critiques crois­santes de la commu­nauté inter­na­tio­nale débouchent sur un boycott du coton ouzbek. En 2016, le pays élit un nouveau président, Shavkat Mirziyoyev, qui se lance dans un vaste programme de réformes, notam­ment pour abolir ces pratiques. En 2022, l’Organisation inter­na­tio­nale du travail de l’ONU décla­rait que l’industrie coton­nière ouzbèke était exempte de travail des enfants et de travail forcé.

Poles de compé­ti­ti­vité

Le pays a pour­suivi dans cette voie. Le marché du coton s’est libé­ra­lisé avec la fin de l’économie plani­fiée et des quotas de produc­tion. Il aura fallu remplacer l’ancienne struc­ture par une nouvelle. Le programme pilote Cotton Cluster a ainsi été lancé en 2017, d’abord à petite échelle : un regrou­pe­ment géogra­phique d’entreprises et d’exploitants, appuyés par des inves­tis­seurs (en partie étran­gers) four­nis­sant capital et intrants. Au lieu de travailler pour l’État, les exploi­ta­tions agri­coles sont désor­mais inté­grées à ces “pôles de compé­ti­ti­vité coton-textile” qui dominent aujourd’hui le marché ouzbek. Selon la Banque mondiale, en 2018, 15 de ces clus­ters exploi­taient 16 % de la sole de coton ; en 2020, ce chiffre était passé à 92, culti­vant 88 % de la surface totale.

Bachrom Izba­sarov, doyen et profes­seur à l’Université de la Renais­sance de Tachkent, et agri­cul­teur à titre secon­daire.
L’Université agri­co­lede Tachkent dispose égale­ment d’un dépar­te­ment de recherche sur le coton. Des échan­tillons sont exposés dans le hall de l’université.

L’ancienne ferme collec­tive Kommu­nizm, où Shavkat Khamidov a fait ses premières armes en tant qu’agronome spécia­lisé dans le coton, est aujourd’hui asso­ciée au cluster de Tash­bulak. Son employeur se concentre sur le volet culture, tandis que d’autres sociétés du cluster prennent en charge le nettoyage, la trans­for­ma­tion et la commer­cia­li­sa­tion. Au lieu d’une main-d’œuvre imposée par l’État, la récolte est aujourd’hui effec­tuée par des saison­niers, attirés par « une bonne rému­né­ra­tion », selon les termes de Khamidov. Ils sont payés l’équivalent de 2 dollars par kilo de coton cueilli, et jusqu’à 2,5 $/kg en fin de saison, lorsque les plantes ne sont plus aussi char­gées. En moyenne, une personne peut ramasser environ 20 kg par jour. La cueillette a lieu de neuf heures du matin à cinq heures de l’après-midi. De longues heures à travailler courbé sous des tempé­ra­tures élevées, qui peuvent dépasser 40 degrés même en septembre : la péni­bi­lité reste impor­tante.

Une trans­for­ma­tion locale

En septembre 2022, le président Shavkat Mirziyoyev annon­çait l’abolition offi­cielle des quotas de produc­tion, et la fin des expor­ta­tions de fibre brute, qui sera désor­mais trans­formée presque entiè­re­ment dans le pays, en fil ou en textile. Une étape impor­tante dans l’histoire de l’Ouzbékistan. Au lieu d’exporter vers la Russie, le Pakistan ou la Turquie, la valeur ajoutée et les emplois restent désor­mais dans le pays.

Dans la banlieue nord-est de Namangan, on découvre une entre­prise textile qui illustre bien cette nouvelle philo­so­phie. Le nom, « Bekmen », s’étale en lettres surdi­men­sion­nées au-dessus de la vitrine d’un magasin de prêt-à-porter moderne. La boutique regorge de chemises, de manteaux, de costumes. Plus de 40 articles diffé­rents sont fabri­qués sur place, comme l’indique le direc­teur Sanjar Khalilov lors d’une visite des locaux. Une cour plantée d’arbres frui­tiers mène à l’atelier de couture, où une quaran­taine de femmes s’activent sur leur machine à coudre et bourrent des fibres de coton dans des vestes d’hiver doublées.

Le profes­seur Bachrom Izba­sarov aime­rait se lancer dans la culture du coton – mais seule­ment avec une récol­teuse John Deere.

La produc­tion n’est pas seule­ment destinée au marché ouzbek, mais aussi à des clients étran­gers, sur la base de cahiers des charges. Depuis 2020, l’entreprise colla­bore égale­ment avec une société alle­mande qui produit des vête­ments de travail haut de gamme, rapporte le direc­teur Khalilov, non sans une certaine fierté. L’atelier utilise de préfé­rence du coton récolté à la main. « Il est de meilleure qualité et plus propre que le coton récolté à la machine, même s’il coûte vingt dollars de plus par tonne. »

« Notre produc­tion dépasse en qualité le coton égyp­tien », assure quant à lui Bachrom Izba­sarov, doyen et profes­seur à l’Université de la Renais­sance de Tachkent. Il arbore, par convic­tion, une chemise en coton ouzbek. Le profes­seur Izba­sarov avait douze ans lorsque son père, produc­teur, lui a fait visiter pour la première fois son exploi­ta­tion. Cette expé­rience l’a profon­dé­ment marqué ; il s’est par la suite lancé dans des études d’agronomie, a rédigé une thèse de doctorat consa­crée à cette culture, avant de travailler pendant dix ans comme direc­teur sur l’exploitation de son père.

Notre produc­tion dépasse en qualité le coton égyp­tien.

Bachrom Izba­sarov

Aujourd’hui, Izba­sarov se concentre sur la forma­tion d’une nouvelle géné­ra­tion d’agronomes, et garde une acti­vité d’agriculteur en paral­lèle. Il a débuté avec 100 hectares de pommiers, plantés il y a huit ans. Son ambi­tion réelle est néan­moins de se lancer lui aussi dans la culture du coton, « mais seule­ment avec du maté­riel vert et jaune ! » Et pour conclure la journée, il invite spon­ta­né­ment à se rendre ensemble au conces­sion­naire de machines agri­coles John Deere, installé sur le site de l’ancien aéro­port de Tachkent, pour y admirer les récol­teuses.

Vue du train : des femmes vêtues de robes colo­rées et de foulards parcourent les rangs pour récolter les dernières fibres.
Le coton ouzbek était autre­fois exporté en inté­gra­lité, mais il est désor­mais presque entiè­re­ment trans­formé en fil et en textile dans le pays.

Impres­sions du train

Le voyage en train à travers le pays, de Tachkent à la ville-oasis de Khiva, est une expé­rience fantas­tique. Il dure près de 17 heures, avec des arrêts à Samar­kand et Boukhara, les perles de la route de la soie. Sur ce trajet plein d’enseignements et de rencontres éton­nantes, chacun, passé un certain âge, semble avoir une histoire à raconter sur le coton. Artur, par exemple, travaillait pour une société chimique d’État et a été condamné aux travaux forcés pour la dernière fois en 2019. Mekh­rangiz a refusé de parti­ciper à la récolte du coton alors qu’il étudiait les langues à l’université, et a vu ses notes chuter en consé­quence… Ismail, quant à lui, regret­tait, lorsqu’il était encore enfant, d’être né un peu trop tard pour parti­ciper à la cueillette et enviait son frère aîné, qui pouvait faire l’école buis­son­nière et rencon­trer des filles lors de la récolte.

Par la fenêtre du train, la campagne défile, marquée par une mer infinie de champs de coton. Fin novembre, des femmes vêtues de robes colo­rées et de foulards se promènent dans les parcelles pour récolter les dernières fibres. Le bétail a été conduit dans certains des champs pour pâturer les tiges, tandis que dans d’autres, les buis­sons ont été coupés et mis en bottes, qui seront valo­ri­sées en maté­riau de chauf­fage. On note aussi un nombre consé­quent de champs de blé et de vergers nouvel­le­ment plantés. C’est en effet une tendance marquée de la nouvelle agri­cul­ture ouzbèke : la diver­si­fi­ca­tion, pour remplacer la mono­cul­ture du coton – un pas de plus vers l’indépendance du pays vis-à-vis du fameux or blanc.